jeudi 20 octobre 2016

Karl POPPER. Science et tradition.



« Freud a rompu avec ce modèle, qui est celui de la science expérimentale, ouverte à tous, pour instaurer une sorte de science privée, confidentielle, secrète. Le résultat, c’est que tout l’édifice de la psychanalyse repose sur quelques histoires de cas que personne n’a eu l’occasion de vérifier de façon indépendante. En psychanalyse, contrairement  à ce qui se passe dans les autres disciplines, y compris les disciplines psychologiques, nous devons nous fier à l’observateur princeps, c’est-à-dire Freud lui-même ». 

(Mikkel Borch-Jacobsen, in  : « Constructivisme et psychanalyse », édition Le cavalier bleu, octobre 2005, page : 50).

« Dire que les psychanalystes sont des caméléons théoriques, c’est tout simplement dire, comme vous venez de le faire vous-mêmes, qu’ils changent et se réinventent constamment, en s’adaptant au contexte historico-culturel de l’époque. Ce qui me gêne là-dedans n’est pas du tout le changement, bien au contraire, c’est la prétention des psychanalystes à faire de ce changement un progrès triomphal de la psychanalyse une et indivisible, alors que tout montre qu’il ‘y a aucune unité théorique derrière toutes ces versions divergentes. (…) Chaque changement dans la pensée de Freud a provoqué une modification correspondante du côté des patients, lesquels tendaient à se conformer aux nouvelles théories de leur analyste et du coup à les valider. De même chaque nouvelle théorie psychiatrique ou psychothérapeutique, qu’elle soit néo-freudienne ou non freudienne, produit son propre phénomène – ne nouveaux symptômes, de nouveaux comportements, de nouvelles manières d’être malade et de guérir. Et tout cela « existe » en effet, même si cela n’existe pas sur le mode des faits dont traitent les sciences dites « dures » ». 

(Mikkel Borch-Jacobsen, ibid, page 61).




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« La thèse que je soutiens est que ce que nous appelons « science » se distingue des mythes qui l’ont précédée non parce qu’elle en est différente, mais parce qu’elle s’accompagne d’une tradition d’un autre ordre : ce corrélat que représente la tradition d’une analyse critique des mythes. Auparavant, il n’y avait qu’une tradition dépourvue de ce corrélat : on racontait tel mythe, mais désormais, s’il s’agissait bien toujours de raconter cette histoire, elle s’accompagnerait d’un second texte silencieux, son corrélat, dont l’injonction était d’un autre ordre : « Je te conte ce récit, mais dis-moi ce que tu en penses. Médite-le et peut-être pourras-tu m’en donner une version différente ». Cette tradition-corrélat constituait l’attitude critique, soit l’acceptation de la discussion. Ce fut, me semble-t-il, quelque chose de nouveau et de la reste encore aujourd’hui le pilier sur lequel repose la tradition scientifique. Comprendre cette idée nous conduit à adopter une attitude tout à fait différente face à bon nombre de questions posées par la démarche scientifique. On pourra croire en un certain sens que la science est créatrice de mythes exactement au même titre que l’est la religion. Et l’on me représentera l’extrême différence qui distingue les mythes produits par la science de ceux véhiculés par la religion ; ils sont en effet bien distincts. Mais en quoi le sont-ils ? Si nous adoptons cette attitude critique, les mythes que nous produisons deviennent différents, ils se transforment dans la mesure où ils tendent à donner au monde et des divers phénomènes que nous pouvons observer une analyse toujours meilleure. Ils nous poussent donc à observer ces choses dont nous n’aurions jamais cherché à rendre compte sans l’impulsion reçue de ces théories ou de ces mythes.

Dans le cadre de ces discussions critiques qui commencent d’apparaître, on voit se profiler pour la première fois ce qu’on pourrait appeler une observation systématique. Celui à qui on racontait un mythe, en lui posant la question tacite mais désormais traditionnelle de savoir ce qu’il pensait du mythe et s’il était en mesure d’en produire une critique, celui-là en recevant le récit mythique cherchait à l’appliquer à tous les phénomènes – comme le mouvement des planètes – dont le mythe était censé fournir l’explication. Et il justifiait son attitude en déclarant par exemple que tel mythe était sans doute mauvais puisqu’il ne rendait pas compte du mouvement des planètes tel qu’on pouvait l’observer en réalité (ou de tout autre phénomène du même ordre). C’est donc le mythe ou la théorie qui nous conduisent et nous orientent dans nos observations systématiques, auxquelles nous procédons dans l’intention de faire la preuve de la vérité de cette théorie ou de ce mythe. Dans une telle perspective, le développement des théories scientifiques n’est pas à considérer comme résultant d’une accumulation taxinomique d’observations, car ce sont au contraire les observations et leur accumulation quantitative qu’il faut interpréter comme la conséquence d’une croissance de la science (c’est ce que j’ai appelé « la doctrine du caractère exploratoire de la science » (…) – c’est-à-dire l’idée selon laquelle la science fait apparaître les choses sous un éclairage nouveau, elle ne se borne pas à résoudre des problèmes, mais en apportant des solutions nouvelles, elle crée un grand nombre de problèmes nouveaux ; la science ne se contente pas d’engranger les bénéfices de ses observations, elle nous incite à en faire de nouvelles). Si, dans cette perspective, nous cherchons à effectuer de nouvelles observations afin d’éprouver la vérité de nos mythes, ne nous étonnons pas de constater que des mythes, traités de si  roide manière, se transforment et qu’ils deviennent peu à peu plus réalistes pour ainsi dire, ou qu’ils s’accordent mieux aux faits observés. Autrement dit, sous la pression de la critique, les mythes sont contraints de s’adapter eux-mêmes à la finalité de nous donner une représentation adéquate et plus détaillée du monde où nous vivons. C’est la raison pour laquelle les mythes scientifiques deviennent, sous la pression de la critique, si différents des mythes religieux. Mais il faut bien comprendre qu’au départ les uns comme les autres restent des mythes ou des fictions. Ils ne sont pas ce que certains rationalistes – s’imaginent qu’ils sont, ils ne sont pas en effet de sublimés de nos observations. Qu’on me permette de répéter cette idée décisive : les théories scientifiques ne sont pas simplement les résultats de l’observation ; elles sont, pour l’essentiel, les produits du creuset où s’élaborent les mythes comme le tests. Ces procédures expérimentales mobilisent l’observation, elle donc loin d’être sans importance, mais elle n’a pas pour fonction de produire des théories. Son rôle est de rejeter, d’éliminer et de critiquer les théories ; elle nous incite à créer de nouveaux mythes, de nouvelles théories qui soient en mesure de satisfaire aux procédures expérimentales fondées sur l’observation. Nous ne pouvons saisir toute l’importance de la tradition pour la science qu’en ayant bien compris cela.

Je mets au défi ceux qui soutiennent le contraire et qui pensent que les théories scientifiques sont le résultat d’observations d’entreprendre ici-même, dès à présent, leurs observations et de m’en communiquer les résultats scientifiques. Vous m’objecterez peut-être que mon défi est déloyal parce qu’il  n’y a rien de bien remarquable à observer ici et maintenant. Mais dussiez-vous jusqu’à la fin de votre vie consigner toutes vos observations dans un carnet et léguer ce volumineux cahier à la Royal Society en demandant à ses membres d’en tirer des théories scientifiques, la Royal Society le conserverait à titre de curiosité sans doute, mais en aucun cas comme une source de savoir. Il s’égarerait peut-être dans une des caves du Britisch Museum – qui, comme vous le savez sans doute, ne peut se permettre d’inventorier la plupart de ses richesses – mais il est plus vraisemblable qu’il finirait dans une poubelle.

En revanche, vous éveillerez sans doute un certain intérêt d’ordre scientifique si vous procédez ainsi : « Voici les théories qu’à l’heure actuelle certains savants soutiennent. Ces théories exigent que tels ou tels phénomènes soient observables sous telles et telles conditions. Examinons s’il en est bien ainsi. » En d’autres termes si vous choisissez vos observations en tenant compte des problèmes que se pose la science et de l’état de son développement général à ce moment-là, vous pouvez alors être en mesure de contribuer à son progrès. Je ne veux pas faire preuve de dogmatisme en niant qu’il puisse y avoir des exceptions telles que les découvertes prétendument dues au hasard (encore qu’elles aussi se révèlent très souvent avoir été effectuées grâce à certaines théories). Je ne veux pas dire que les observations restent insignifiantes tant qu’elles ne sont pas référées à des théories, mais je tiens à souligner quelle démarche est essentielle au développement de la science.

Tout ceci pour dire qu’un jeune savant qui voudrait faire des découvertes serait mal conseillé si son directeur de recherche lui proposait d’aller se promener et de faire des observations ; en revanche, s’il fallait bien l’orienter, son professeur lui conseillerait de commencer à étudier ce qui fait actuellement l’objet des discussions scientifiques, de découvrir où surgissent les difficultés et d’examiner avec un intérêt tout particulier les points de désaccord, car ce sont les questions dont il devrait s’occuper. En d’autres termes, le jeune savant devrait s’attacher à l’examen des zones aporétiques (problem situation) au sein de l’état actuel de la science. Ce qui signifie qu’il aurait à saisir pour tenter de la prolonger une perspective de recherche qui s’appuie sur l’ensemble des fondements qui constituent le développement antérieur de la science ; sa perspective coïnciderait avec la trajectoire de la tradition scientifique. Nous sommes dans la nécessité d’utiliser ce que d’autres avant nous ont produit dans le domaine scientifique, il nous est impossible de commencer nos recherches en ayant fait table rase du passés ; c’est là une remarque élémentaire, mais essentielle, et néanmoins les rationalistes n’en tiennent souvent pas suffisamment compte. Si nous faisions table rase, nous ne serions pas, à notre mort, plus avancés qu’Adam et Eve à la fin de leur vie (ou, plutôt, nous en serions au niveau de l’homme de Néanderthal). Si nous travaillons dans un domaine scientifique, notre objectif est d’ordre heuristique, ce qui signifie que nous devons nous maintenir en quelque sorte sur les épaules de nos prédécesseurs et nous n’avons pas d’autre choix que d’être les continuateurs d’une certaine tradition. Du point de vue où nous nous plaçons en tant qu’hommes de science, avec nos exigences de compréhension, de prévision, d’analyse, etc., le monde où nous vivons est d’une complexité extrême – je serais même tenté de dire que sa complexité est infinie, si cet énoncé avait seulement un sens. Nous ignorons où et comment faire débuter notre analyse de ce monde, aucune sagesse n’est là pour le dire, pas même la tradition scientifique. Elle peut seulement nous enseigner d’où est partie la recherche d’autres gens, comment ils s’y sont pris et à quoi ils ont abouti ; elle nous enseigne que sur cette terre l’homme a toujours déjà élaboré un type quelconque de cadre théorique qui sans doute n’était pas toujours excellent, mais qui fonctionnait peu ou prou ; il nous a servi en quelque sorte de grille, et nous l’utilisons comme un système de coordonnées auquel nous rapportons toute la complexité du monde. Nous l’utilisons lorsque nous en testons la pertinence, nous le mobilisons encore lorsque nous le critiquons ; et c’est ainsi que nous progressons.

Il existe deux manières d’expliquer le développement de la science, et il est nécessaire de constater la disproportion entre le caractère négligeable de la première explication et la pertinence de la seconde. La première considère que la science est une accumulation de connaissances, la comparant à une bibliothèque (ou à un musée) qui sans cesse s’agrandit ; de même que les livres couvrent de plus en plus de rayonnages, de même la science accumule-t-elle toujours plus de connaissances. Pour la seconde, c’est l’attitude critique qui est au principe de la science et son développement est commandé par une méthode plus révolutionnaire que l’accumulation, puisque cette méthode détruit, transforme et modifie l’ensemble du matériel scientifique, y compris son instrument le plus précieux, le langage où nos mythes et nos théories trouvent leur formulation.

Il est intéressant de noter que la première explication (la thèse du développement cumulatif) se réfère à une démarche dont l’importance est loin d’être celle qu’on lui accorde généralement. Dans les sciences, il y a bien moins accumulation de savoir qu’il n’y a de bouleversements au niveau théorique. Voilà qui est paradoxal et d’un intérêt majeur, car on pourrait croire à première vue que la tradition joue un rôle considérable pour le développement quantitatif du savoir, alors que sa fonction serait plus restreinte pour ce qui touche aux révolutions théoriques. Or c’est exactement le contraire. Si le développement scientifique reposait sur la seule accumulation du savoir, la disparition d’une tradition scientifique ne serait pas une grande perte, car il serait possible à n’importe quel moment de recommencer à accumuler des connaissances sans aucun capital de savoir : on aurait bien perdu quelque chose, mais la perte ne serait pas de grande conséquence. Or, si les progrès de la science sont commandés par une tradition qui implique la transformation de ses mythes traditionnels, il est alors impossible de commencer les mains vides ; car si vous n’avez rien à modifier et à transformer, vous n’irez jamais nulle part. C’est pourquoi la science implique deux phases de départ : ces mythes nouveaux et une tradition nouvelle qui consiste à transformer les mythes en les critiquant. Mais il est très rare qu’on rencontre de telles bases de départ. Entre l’invention d’un langage descriptif, que nous supposons coïncider avec les débuts de l’humanité, et les débuts de la science il s’est écoulé on en sait combien d’années. Ce laps de temps correspond à la genèse de ce qui  deviendra l’instrument de la science, autrement dit le langage. Sa formation est parallèle à la genèse du mythe – tout langage s’est intégré d’innombrables mythes et d’innombrables théories dont il garde la trace jusque dans ses structures grammaticales – et elle coïncide avec la genèse de cette tradition qui utilisera le langage pour décrire les faits, les expliquer et en discuter. Je reviendrai sur ce point par la suite. Si ces traditions avaient été détruites, vous n’auriez pu ne serait-ce que commencer à accumuler des connaissances, car l’instrument de cette accumulation aurait disparu avec ces traditions.


(In : Karl Popper. « Conjectures et réfutations ». Edition Payot, Paris, 1985. « Pour une théorie rationaliste de la tradition ». Pages 193 – 197).




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