« La valeur des problèmes ».
« A la solution que je viens de proposer au problème « Comment pouvons-nous comprendre une théorie scientifique ou en améliorer notre compréhension ? », on peut objecter qu’elle ne fait que déplacer la question ; car elle se contente d’y substituer la question connexe : « Comment pouvons-nous comprendre un problème scientifique ou en améliorer notre compréhension ? ».
L’objection est valide. Mais en règle générale, ce déplacement de problème constituera un progrès (pour employer la terminologie du Professeur Lakatos). En règle générale, la seconde question – le métaproblème de compréhension d’un problème – sera plus difficile et plus intéressante que la première. En tout cas, je pense que des deux questions, c’est la plus fondamentale, car je pense que la science par des problèmes (et non des observations, ni même des théories, bien qu’il faille admettre que « l’arrière-plan » du problème contiendra des théories et des mythes).
Quoi qu’il en soit, ce second métaproblème diffère, à mon avis, du premier. Bien entendu, nous pouvons et nous devrions toujours le traiter de la même manière que le premier – au moyen d’une reconstruction historique idéalisante. Mais à mon avis c’est insuffisant.
Ma thèse est la suivante : si l’on veut gagner une réelle compréhension d’un problème donné (disons, de la situation de problème de Galilée), on a besoin de quelque chose de plus qu’une analyse de ce problème ou de n’importe quel problème pour lequel nous connaissons une bonne solution : pour comprendre tout problème « mort » de ce genre, il nous faut, au moins une fois dans notre vie, nous être sérieusement débattu avec un problème vivant.
Ma réponse au métaproblème « Comment pouvons-nous apprendre à comprendre un problème scientifique ? » est donc la suivante : en apprenant à comprendre un problème vivant. Et je prétends que cela ne peut se faire qu’en essayant de le résoudre, et en échouant à en trouver la solution.
Supposons qu’un jeune scientifique rencontre un problème qu’il ne comprend pas. Que peut-il faire ? Même s’il ne le comprend pas, il peut à mon avis essayer de le résoudre et de critiquer lui-même sa propre solution (ou de la faire critiquer par d’autres). Puisqu’il ne comprend pas le problème, sa solution sera un échec, fait que la critique mettra en évidence. De cette manière, on aura accompli un premier pas vers l’identification du point où gît la difficulté. Ce qui, précisément, signifie qu’on aura accompli un premier pas vers la compréhension du problème. Car un problème est une difficulté, et comprendre un problème consiste à découvrir qu’il y a une difficulté et où gît la difficulté. Ce qui ne peut se faire qu’en découvrant pourquoi certaines solutions de prime abord ne marchent pas.
Ainsi est-ce en essayant de résoudre un problème et en échouant que nous apprenons à le comprendre. Et, quand nous avons échoué ne centaine de fois, il se peut même que nous devenions compétents sur ce problème particulier. C’est-à-dire que, si quelqu’un propose une solution, nous sommes en mesure de voir immédiatement si cette proposition a quelque chance de succès ou si elle échouera à cause de difficultés que nous ne connaissons que trop bien de par nos propres échecs passés.
Apprendre à comprendre un problème est donc une affaire de maniement des éléments structuraux du troisième monde ; et acquérir une saisie intuitive du problème, c’est acquérir une familiarité avec ces éléments et avec les relations logiques qu’ils entretiennent ave eux. (Tout ceci, évidemment, ressemble à l’acquisition de la saisie intuitive d’une théorie).
Mon idée est que seul celui qui s’est ainsi affronté à un problème vivant est capable de parvenir à une bonne compréhension d’un problème comme celui de Galilée. Car lui seul sera capable d’évaluer sa propre compréhension. Et lui seul comprendre pleinement (au troisième niveau, pour ainsi dire) toute la portée de ma thèse : le premier pas, le pas décisif, vers la compréhension d’une théorie, c’est la compréhension de la situation de problème dans laquelle elle a pris naissance.
J’ajoute également que le problème tant débattu de la transposition de l’apprentissage d’une discipline à une autre est étroitement lié à ce gain d’expérience dû a l’affrontement avec des problèmes vivants.
Ceux qui ont seulement appris comment appliquer un certain cadre théorique donné à la solution de problèmes qui se posent à l’intérieur de ce cadre et peuvent y être résolus, ceux-là ne peuvent s’attendre à ce que la compréhension qu’ils y ont acquise les aide beaucoup dans une spécialité. Il en va différemment de ceux qui se sont eux-mêmes affrontés à des problèmes, en particulier si leur compréhension, leur clarification et leur formulation du ces problèmes se sont avérées difficiles.
Je pense donc que ceux qui ont affronté un problème peuvent voir leur peine récompensée par un gain de compréhension dans des domaines très éloignés du leur.
Il peut être intéressant et fécond d’examiner jusqu’à quel point on peut appliquer l’analyse situationnelle (l’idée de résolution de problème) à l’art, à la musique et à la poésie, et de nous demander si elle peut favoriser notre compréhension dans ces domaines. Qu’elle puisse y aider dans certains cas, je n’en doute pas. Les carnets de Beethoven pour le dernier mouvement de la Neuvième Symphonie montrent que l’introduction de ce mouvement raconte l’histoire de ses tentatives pour résoudre un problème – le problème de l’irruption des mots. S’apercevoir de cela nous aide à comprendre la musique et le musicien. Savoir si cette compréhension nous aide à goûter la musique, c’est une autre affaire.
La compréhension (« l’herméneutique ») dans les humanités.
Ceci m’amène au problème de la compréhension dans les humanités (Geisteswissenchaften).
Presque tous les grands spécialistes de ce problème – je ne mentionnerai que les noms de Dilthey et de Collingwood – soutiennent que les humanités diffèrent des sciences de la nature d’une manière radicale, et que la différence capitale consiste en ceci : la tâche centrale des humanités est de comprendre, au sens où nous pouvons comprendre les hommes, et non pas la nature.
La compréhension, dit-on, repose sur notre humanité commune. Sous sa forme fondamentale, il s’agit d’une sorte d’identification intuitive avec les autres hommes, pour laquelle nous aident leurs mouvements expressifs comme leurs gestes et leurs discours. Il s’agit, en outre, d’une compréhension des actions humaines. Et il s’agit, enfin, d’une compréhension des productions de l’esprit humain.
Il faut certes admettre qu’an sens qui vient d’être indiqué, nous pouvons comprendre les hommes, leurs actions et leurs productions, alors que nous ne pouvons pas comprendre la « nature » – les systèmes solaires, les molécules ou les particules élémentaires. Pourtant, il n’y a pas entre ces domaines de séparation tranchée. Nous pouvons apprendre à comprendre les mouvements expressifs des animaux supérieurs, et cette compréhension est très proche de celle que nous avons des hommes. Mais qu’est-ce qu’un animal « supérieur » ? Et notre compréhension se limite-t-elle à eux ? (H.S. Jennings a appris à comprendre suffisamment bien les organismes unicellulaires pour pouvoir leur attribuer des buts et des intentions.) A l’autre extrémité de l’échelle, notre connaissance intuitive, même quand il s’agit de nos amis, est loin d’être parfaite.
Je suis tout à fait prêt à accepter la thèse selon laquelle la compréhension est le but des humanités. Mais ne suis pas sûr qu’il faille refuser d’y voir également le but des sciences de la nature. Bien sûr, il s’agira de « compréhension » en un sens légèrement différent. Mais il y a déjà bien des manières différentes de comprendre les hommes et leurs actions. Et nous ne devons pas oublier une formule comme celle d’Einstein dans une lettre à Born :
« Tu crois au Dieu qui joue au dés, et moi à la seule valeur des lois dans un univers où quelque chose existe objectivement que je cherche à saisir d’une manière sauvagement spéculative. »
Je suis sûr que les tentatives « sauvagement spéculatives » d’Einstein pour « saisir » la réalité sont des tentatives pour la comprendre, en un sens du mot « comprendre » qui ressemble au « comprendre » des humanités sous quatre aspects au moins. (1) De même que nous comprenons les autres parce que nous partageons la même humanité, de même nous pouvons comprendre la nature parce que nous en faisons partie. (2) De même que nous comprenons les hommes en vertu d’une certaine rationalité de leurs pensées et de leurs actions, de même nous pouvons comprendre les lois de la nature à cause d’une certaine sorte de rationalité ou de nécessité compréhensible qui leur est inhérente. C’est l’espoir qu’on entretenu consciemment presque tous les grands savants depuis Anaximandre au moins, pour ne pas parler d’Hésiode et d’Hérodote ; et cet espoir s’est au moins en partie provisoirement réalisé, tout d’abord avec la théorie de la gravitation de Newton, puis avec celle d’Einstein. (3) La référence à Dieu dans la lettre d’Einstein indique un autre sens que la compréhension de la nature partage avec celle des humanités – la tentative pour comprendre le monde de la nature de la même manière que nous comprenons une œuvre d’art : comme une création. Et (4) il y a dans les sciences de la nature cette conscience d’un échec ultime de toutes nos tentatives de compréhension dont ont beaucoup discuté ceux qui étudient les humanités et qu’ils ont attribué à « l’altérité » des autres personnes, à l’impossibilité de toute véritable compréhension de soi, et à l’inévitable sursimplification inhérente à toute tentative pour comprendre quelque chose qui est à la fois unique et réel.
Je m’oppose donc à la tentative d’ériger la méthode de compréhension en caractéristique des humanités, en critère qui permettrait de les distinguer des sciences de la nature.
Ce qui est compréhensible, étant donné le nombre de savants dans les sciences de la nature qui ont accepté cette philosophie scientiste. Pourtant ceux qui étudient les humanités auraient pu disposer d’une meilleure connaissance. La science, après tout, est une branche de la littérature ; et le travail scientifique est une activité humaine au même titre que la construction de cathédrales. Sans doute y a-t-il trop de spécialisation et de professionnalisation dans la science contemporaine, ce qui la rend inhumaine ; mais c’est malheureusement vrai également de l’histoire ou de la psychologie contemporaines, presque autant que des sciences de la nature.
En outre, il existe un domaine important de l’histoire – peut-être le plus important : l’histoire des opinions de la religion, de la philosophie et de la science. Or il y a deux remarques à faire concernant l’histoire des sciences : seul un homme qui comprend la science (autrement dit, les problèmes scientifiques) peut comprendre son histoire ; seul un homme qui a une véritable compréhension de l’histoire de la science (de l’histoire de ses situations de problème) peut comprendre la science.
Insister sur la différence entre la science et les humanités fut longtemps une mode ; c’est devenu une rengaine ennuyeuse. Toutes deux pratiquent la méthode de résolution des problèmes, la méthode de conjecture et réfutation. On la pratique aussi bien quand on reconstitue un texte mutilé que quand on construit une théorie de la radioactivité.
Mais je devrais même aller plus loin et accuser au moins certains historiens professionnels de « scientisme » : ils essaient de copier la méthode des sciences de la nature, non telle qu’elle est effectivement, mais telle qu’on prétend à tort qu’elle est. Cette prétendue méthode qui n’existe pas, c’est la méthode qui consisterait à rassembler des observations puis en en « tirer des conclusions ». Certains historiens la singent servilement : ils croient pouvoir collecter des preuves documentaires qui, parallèlement aux observations des sciences de la nature, formeraient la « base empirique » de leurs conclusions.
Pire encore que la tentative d’appliquer une méthode inapplicable, il y a le culte de cette idole de la connaissance certaine, ou infaillible, ou autorité suprême, que ces historiens prennent à tort pour l’idéal de la science. Certes, nous faisons tous effort pour éviter l’erreur ; et nous devrions être tristes quand nous avons fait une erreur. Mais éviter l’erreur est un pauvre idéal : si nous n’osons pas nous attaquer à des problèmes difficiles que l’erreur y est presque inévitable, il n’y aura pas alors de développement de la connaissance. En fait, c’est de nos théories les plus audacieuses, y compris celles qui sont erronées, que nous apprenons le plus. Personne n’est à l’abri de l’erreur ; ce qui compte, c’est d’en tirer la leçon. »
(In : Karl POPPER, « La connaissance objective », éditions Aubier, Paris, 1991, pages : 280 – 288).
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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.
Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".
Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.
Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :
"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".
Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".
Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".