vendredi 26 décembre 2014

Jacques BOUVERESSE. "Le problème de la réalité de l'inconscient."











« Le problème de la réalité de l’inconscient. »




« Que peut dire le philosophe à propos d’un doctrine qui affirme comme la psychanalyse que le mental est (…) en soi inconscient, que le fait d’être conscient n’est qu’une qualité qui peut s’adjoindre à l’acte mental individuel ou également ne pas le faire et qui éventuellement ne change rien d’autre à celui-ci, lorsqu’elle est absente ? » (S. Freud. Die Widerstände gegen di Psychoanalyse 1925)).

« On a souvent crédité Freud, quand ce n’était pas d’une véritable « découverte » de l’inconscient (qu’il a pourtant eu, de façon générale, la sagesse de ne pas aller jusqu’à revendiquer complètement), du moins de l’introduction d’une conception révolutionnaire de ce qu’il est et de ce qu’il fait. On a moins remarqué à quel point sa vision de la conscience est restée, en revanche, tout à fait traditionnelle et liée à l’idée de la conscience comme perception interne « d’objets » d’un certain type, ce type de perception constituant le paradigme de la perception immédiate et certaine. Un de ceux qui ont insisté avec raison sur ce fait, qui n’est pas sans conséquences, est Tugendhat. La conception que Freud a de la nature de la conscience, est à tout à fait conforme au modèle classique. C’est celle que Breuer exprime lorsqu’il écrit : « Nous appelons conscientes les représentations dont nous avons connaissance. Il y a chez l’homme le fait merveilleux de la conscience de soi ; nous pouvons considérer et observer comme des objets des représentations qui surgissent et se succèdent en nous. (…) Les représentations que nous observons ou que nous observions, si nous y prêtions attention, comme vivantes en nous, nous les appelons conscientes » (Studien über Hysterie, p. 179). Dans un passage souvent cité de L’inconscient (1915), Freud écrit :

« Il ne nous reste en psychanalyse qu’à déclarer les processus psychiques comme étant en soi inconscients et à comparer leur perception par la conscience à la perception du monde extérieur par les organes des sens. Nous espérons même tirer de cette comparaison un gain pour notre connaissance. L’assomption effectuée par la psychanalyse de l’activité psychique inconsciente nous apparaît d’un côté comme un perfectionnement qui va plus loin dans le sens de l’animisme primitif qui nous reflétait partout des images de notre conscience et de l’autre comme la poursuite de la correction que Kant a apportée à notre conception de la perception externe. De même que Kant nous a avertis de ne pas oublier le caractère subjectivement conditionné de notre perception et de ne pas considérer notre perception comme identique au perçu inconnaissable, de même la psychanalyse nous avertit de ne pas mettre la perception de la conscience à la place du processus psychique inconscient qui est son objet. Comme la physique, le psychique n’est pas non plus forcément dans la réalité, comme il nous apparaît. Mais nous nous préparons avec satisfaction à faire l’expérience du fait que la conception de la perception interne ne présente pas une difficulté exactement aussi grande que celle de la perception externe, que l’objet interne est moins inconnaissable que le monde extérieur. »

Contre la tendance des philosophes à identifier le mental et le conscient, Freud soutient que le mental devrait plutôt être considéré comme étant par essence inconscient et accidentellement et occasionnellement pourvu de la propriété que nous appelons la conscience, le fait d’être perçu étant pour un objet mental à peu près aussi contingent et accessoire qu’il l’est pour un objet physique. Et il n’y a à ses yeux rien de problématique dans la distinction que nous faisons entre le conscient et l’inconscient : « Elle se réduit à une simple question de perception, question qui comporte la réponse oui ou non, l’acte de la perception lui-même ne nous fournissant pas la moindre information sur les raisons pour lesquelles une chose est perçue ou non. » Mais il est clair que, si les processus psychiques inconscients étaient simplement des processus non perçus, par opposition à des processus qui le sont, il n’y aurait rien de spécifiquement freudien dans cet usage du mot « inconscient ». Une bonne partie des processus mentaux que nous appelons « inconscients », en ce sens qu’ils ne sont pas présents à la conscience au moment considéré (mais n’en sont pas pour autant exclus en eux-mêmes et de façon permanente), ne sont pas inconscients au sens freudien. Les processus inconscients, au sens proprement freudien du terme, ne sont pas seulement des processus que la conscience ne perçoit pas au moment où ils ont lieu, mais de processus qu’elle ne peut pas percevoir, parce que quelque chose s’oppose à ce qu’elle le fasse. Ce ne sont pas seulement des processus inconnus, mais des processus que le sujet ne « veut pas connaître » et qui ne réussissent à se faire connaître que par des voies détournées et sous une forme déguisée qui les rend plus ou moins méconnaissables. Comme le souligne Freud, la théorie psychanalytique affirme que « si certaines représentations sont incapables de devenir conscientes c’est à cause d’une certaine force qui s’y oppose ; que sans cette force elles pourraient bien devenir conscientes, ce qui nous permettrait de constater combien peu elles diffèrent d’autre éléments psychiques, officiellement reconnus comme tels » (ibid., p. 181). En d’autres termes : « Notre notion de l’inconscient se trouve ainsi déduite de la théorie du refoulement. Le refoulé est pour nous le prototype de l’inconscient » (ibid.). Les processus inconscients, au sens dont il s’agit, doivent donc être tels que 1) ils sont inférés légitimement parce que l’hypothèse de leur existence est indispensable pour expliquer des effets comportementaux et des effets mentaux de l’espèce perceptible, 2) leur présence ne peut se manifester que dans des limites et sous des formes spécifiée par la théorie, qui ne correspondent pas à ce que nous percevrions si nous n’étions pas empêchés de les percevoir. La technique psychanalytique fournit – et elle est la seule à pouvoir le faire – les moyens de triompher de la résistance et réussit ainsi à rendre conscientes les représentations dont celle-ci interdisait l’accès à la conscience.

Il résulte de cela deux conséquences importantes, en ce qui concerne la position que Wittgenstein  adopte sur le problème de l’inconscient. 1) Dans la mesure où il remet en question le modèle de la conscience comme organe de perception sensorielle qui nous donne accès à la connaissance (directe) du mental, Wittgenstein ne peut pas ne pas trouver philosophiquement confuse l’idée que les phénomènes inconscients ont la particularité de ne pas être perçus en un sens auquel les phénomènes conscients le sont. De façon plus générale les phénomènes inconscients ne sont pas « inconnus » en un sens auquel les phénomènes conscients pourraient être dits, à proprement parler, « connus ». Un énoncé comme « J’ai mal », par exemple, n’est pas réellement comparable à un jugement de perception et ne se distingue pas de « Il a mal » par l’effectuation d’un acte de connaissance directe, qui est remplacé dans le deuxième cas par une inférence. 2) Si c’est le modèle de la perception lui-même qui est inadéquat, il n’est pas certain que la distinction, cruciale pour Freud, entre le sens simplement descriptif et le sens dynamique du mot « inconscient » puisse rester utilisable. Ayant traité ailleurs longuement de la critique wittgensteinienne de l’idée du sens interne ou introspectif et de l’idée que les descriptions que nous donnons de notre expérience immédiate rapportent des faits que nous observons en quelque sorte en nous-mêmes, je n’entrerai pas dans les détails ici. Je me bornerai simplement à remarquer que l’idée que la conscience perçoit des événements qui ont lieu dans une sorte d’espace intérieur et qui pourraient être tels que certains sont perçus, certains ne le sont pas (mais pourraient l’être) et enfin certains ne peuvent l’être parce que quelque chose l’empêche, pouvait sans doute difficilement survivre à une telle critique ou, en tout cas, ne pas être affectée sérieusement par elle.

Une des métaphores favorites de Freud est celle qui consiste à utiliser l’image spatiale de deux pièces, entre lesquelles un gardien exerce un contrôle sur les représentations qui cherchent à passer de la première à la seconde et décide de leur accorder ou de leur refuser le passage. « Je voudrais vous assurer, écrit-il, que ces hypothèses grossières de deux locaux, avec le gardien se tenant sur le seuil entre les deux et avec la conscience jouant le rôle de spectatrice au bout de la deuxième salle, doivent néanmoins signifier des approximations qui vont très loin dans la direction de l’ état de choses réel. » L’idée d’une sorte de local dans lequel sont relégués et maintenus des objets mentaux qui, bien qu’inaccessibles à la perception, sont néanmoins bel et bien présents d’une façon qui se fait sentir par des effets d’une tout autre nature soulève évidemment de nombreux problèmes, qui ont été maintes fois discutés. Mais un lecteur de Wittgenstein trouvera probablement déjà aussi problématique et contestable celle d’un local dans lequel des objets sont ou, en tout cas, peuvent tomber sous le regard d’une conscience spectatrice. C’est un fait que, lorsque Wittgenstein utilise le mot « inconscient », il le fait généralement dans un sens essentiellement descriptif et que, même dans sa critique de Freud, il donne l’impression de négliger curieusement l’aspect proprement dynamique, qui est pourtant essentiel. Il dénonce comme une source de confusion constante le fait que nous parlions d’états mentaux à la fois pour désigner des états conscients et pour désigner des états hypothétiques d’un mécanisme mental inconscient. Or la différence est beaucoup plus grande que nous n’avons tendance à le croire. La « grammaire » des états et des processus inconscients est véritablement différente de celle des états et des processus conscients. Mais on peut évidemment être tenté de la considérer comme relativement mineure, si l’on considère, comme Freud, qu’en dehors du fait que les uns sont perçus et les autres ne le sont pas, rien n’empêche après tout qu’ils possèdent exactement les mêmes propriétés. Comme on le verra, un des problèmes essentiels qui se pose, aux yeux de Wittgenstein, dans le cas de Freud est qu’il se trouve obligé, bon gré mal gré, de recourir largement à la grammaire des processus conscients pour décrire les processus inconscients et le fonctionnement du mécanisme inconscient qu’il postule alors que ce mécanisme obéit à des lois qui sont en principe complètement différentes. Ce n’est pas, bien entendu, dans le fait de postuler l’existence d’un mécanisme mental inconscient destiné à expliquer les actions de l’esprit ni même dans le fait de proposer un modèle concert de ce que pourrait être ce genre de mécanisme, que réside la mythologie. Elle est, comme toujours, engendrée uniquement par des analogies superficielles entre des choses qui sont, du point de vue grammatical, complètement différentes. Comme le dit Wittgenstein, dans la grammaire il n’y a justement pas de petites différences. La difficulté de la position de Freud pourrait donc être résumée dans les deux propositions suivantes : 1) Le mental est intrinsèquement inconscient et la conscience ne lui ajoute rien qui sont essentiel. 2) Il ne peut cependant, pour des raisons qui sont également intrinsèques, être conceptualisé et décrit que d’un point de vue qui reste, fondamentalement, celui de la conscience : « …L’inconscient est, du point de vue de sa relation avec le conscient, avec lequel il a tellement de choses en commun, facile à décrire et à suivre avec ses développements ; l’approcher à partir du processus physique apparaît, en revanche, comme encore tout à fait exclu pour le moment. Il doit donc rester l’objet de la psychologie » (Das Interesse an der Psychoanalyse, p. 116). Comme le remarque Koffka : « … Lorsqu’on a trouvé nécessaire d’aller au-delà du conscient dans la description et l’explication de l’esprit, on a imaginé les parties non-conscientes de l’esprit comme étant fondamentalement analogues aux parties conscientes, c’est-à-dire comme fondamentalement analogues dans tous leurs aspects ou leurs propriétés, à l’exception du fait d’être conscientes. En conséquence, les éléments de l’esprit, comme on les appelle, ont été conçus comme existant sous deux formes, la forme consciente et la forme inconsciente ». « En dépit de la révolution qu’il est supposé avoir effectuée dans notre façon de percevoir et de comprendre l’inconscient, Freud ne fait par exception à la règle : « Le désir inconscient est exactement semblable à un désir conscient, à ceci près qu’il n’est pas conscient. Cela trahit le même parti pris ; l’esprit est spécifiquement conscient, par conséquent tout ce qui est mental doit être perçu en termes de conscience, même s’il n’est pas lui-même conscient. » (ibid., p. 47). »

(….)

(In : Jacques BOUVERESSE. « Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud. » Editions de L’Eclat, Paris, 1991, pages : 34 – 38).













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Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

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