vendredi 26 décembre 2014

Renée BOUVERESSE. "Le langage et le mythe de la précision."





« Le langage et le mythe de la précision. »


« Le fond de la question est, on le sent, de savoir si l’interrogation sur le sens des mots a une quelconque valeur. Pour une large partie de la philosophie moderne, elle est devenue essentielle. L’obsession d’un grand nombre de philosophes modernes est d’opérer avec un langage purifié, dans lequel tous les mots ont un sens unifié. C’est le cas d’abord bien sûr, du positivisme logique, Carnap affirmant que la tâche de la philosophie est « l’explication des concepts », c’est-à-dire l’effort pour rendre ceux-ci plus précis. Mais c’est le cas aussi de la philosophie analytique britannique, qui,  après la guerre, a développé, non plus au niveau de la syntaxe logique des sciences, mais au niveau du langage ordinaire, un projet d’élucidation du sens effectif des mots, et d’élimination des confusions entre domaines de langage, que Ryle appelait « erreurs de catégorie ».

Popper remarque alors que cette recherche de la précision absolue du sens est en partie solidaire de la thèse qui affirme la certitude des données des sens. Si ces données sont indiscutables, l’erreur ne peut venir selon empiriste, que d’un malentendu linguistique, et il importe de dissiper ces malentendus. Effort en réalité vain à la fois parce que, de même que l’on ne peut atteindre des données d’observation pures et certaines, on ne peut atteindre en fait un langage sans imprécision, et aussi parce qu’il implique l’idée que par une recherche de la pureté – de l’observation, du langage – on peut atteindre la certitude.

Aussi est-ce en réaction contre ces deux sortes de philosophie linguistique, toutes deux issues de l’influence wittgensteinienne, (prépondérante sur les lieux où Popper a vécu), que celui-ci proclame son refus total de s’intéresser aux questions de mots, et sa volonté de ne s’occuper que des relations entre les théories et les faits : « Ne vous laissez jamais entraîner à prendre au sérieux les problèmes portant sur les mots et leur signification ». Sa théorie du langage est sur ce point très nette : les mots ne sont que des instruments permettant d’exprimer des théories. Ils n’ont absolument pas de rôle dans la constitution du sens de ces théories : il faudrait plutôt comparer leur fonction à « celle des lettres dans l’écriture d’un mot » qui est évidemment purement technique.

Il ne s’agit pas, du reste, de dire que le sens des mots n’a absolument aucune importance : comme les lettres, les mots ne peuvent être changés sans règles d’équivalence strictes. Mais le fait que le sens des mots n’air rien à voir avec le sens des théories semble parfaitement prouvé à Popper par le fait qu’une théorie peut toujours être exprimée dans plusieurs langages. S’il s’agit des langages artificiels, on peut montrer l’équivalence de deux théories T1 et T2 en construisant une théorie T3, plus riche, dans laquelle les théories T1 et T2 sont traduites. Popper cite, en exemple, les différentes axiomatisations de la géométrie projective, ou encore, les formalismes corpusculaires et ondulatoires de la mécanique quantique, dont on a pu montrer l’équivalence logique. De même, au niveau des langues naturelles : on peut traduire un textes d’une langue dans une autre, mais à condition de ne pas vouloir rendre chaque mot précisément, d’accepter d’interpréter, c’est-à-dire de procéder à cette « reconstruction théorique » qu’est toute bonne traduction d’un texte non trivial. La quête de la précision du langage doit donc être abandonnée : si l’on veut être précis dans une traduction, d’une part, on se heurte à des éléments intraduisibles, d’autre part, on peut mettre la clarté, qui constitue en soi une valeur intellectuelle, en danger. « Il est toujours indésirable de faire un effort de précision pour la précision – surtout la précision linguistique – …

On ne devrait jamais essayer d’être plus précis que ne le demande la situation de problème. L’intérêt d’une théorie ne réside pas dans le sens de ses termes, mais uniquement dans « sa relation logique à la situation de problème dominante ; sa relation aux théories précédentes en compétition ; sa capacité à résoudre des problèmes nouveaux existants, et à en suggérer de nouveaux » (Karl Popper).

On comprend, du coup, que le scientifique ne se soucie pratiquement jamais d’éclaircissements linguistiques. Popper oppose la philosophie aristotélicienne et la position de la science moderne sur deux questions, celle de la définition, et celle de la précision des mots. Aristote faisait des définitions, d’une part, les moyens de saisir « l’essence » des choses, d’autre part, la base première de notre connaissance. Le scientifique moderne, par contraste, refuse, en premier lieu, toutes les questions d’essence, et toutes les question du type : « Qu’est-ce que ? » Il ne se demande pas : « qu’est-ce que la matière, (…) ? » mais « comment se comporte ce fragment de matière ? » En second lieu, l’homme de science n’utilise la définition que comme une abréviation, en aucun cas comme une connaissance : il donne une étiquette à un phénomène, il ne découvre pas une chose en comprenant sa définition. En d’autres termes, il lit la définition de droite à gauche, remontant du phénomène au nom conventionnel qu’il lui donne. Popper oppose ainsi le nominalisme méthodologique de la science moderne à l’essentialisme, qu’il combat sous toutes ses formes. « Tous les termes dont on a réellement besoin en science sont des termes non définis » : la définition, d’une part, ne nous apprend rien, et d’autre part, n’est pas un point de départ mais un résultat.

Le scientifique s’intéresse donc assez peu aux questions de précision du langage. On peut même dire, de façon assez paradoxale, que la précision en science tient au fait que les énoncés ne dépendent pas du sens des mots, ou encore, que « la précision d’un langage dépend juste du fait que l’on prend soin de ne pas charger les mots de la tâche d’être précis ». Si le mot « dune de sable » n’est pas assez précis pour un usage donné, on ajoutera une spécification du type « entre 1m et 8m. de haut », qui pourra d’ailleurs être précisée à l’infini, si besoin est : on n’essaiera pas de mieux définir le mot « dune ». Et s’il arrive que des savants discutent d’un mot, (comme le fit, par exemple, Einstein pour la notion de simultanéité), ce n’est pas parce qu’ils le trouvent imprécis, c’est parce qu’en fait est liée implicitement à lui une théorie qu’on peut juger vraie ou fausse. C’est le problème d’Einstein, (à savoir celui des asymétries dans l’électrodynamique des corps en mouvement), qui explique son analyse de la notion de simultanéité et non l’inverse.

Popper renchérit même sur l’imprécision du langage : il ne soutient pas seulement que nos mots ne peuvent être définis sans régression à l’infini, et qu’en conséquence ils ne prennent leur sens que dans leur rapport les uns aux autres. Il soutient que les théories elles-mêmes sont imprécises au niveau de leurs sens, dans la mesure où nous sommes incapables, quand nous les formulons, de comprendre exactement ce que nous disons : ce sont toutes les questions de sens qui se trouvent récusées. En effet, on peut distinguer le contenu logique et le contenu empirique d’une théorie. Le contenu logique est infini (donc non connaissable exactement) en un sens trivial, puisqu’il est composé de tous les énoncés qui découlent logiquement de la théorie. Le contenu empirique ou informatif est également infini, en un sens moins trivial puisqu’il est constitué par l’ensemble des énoncés qui sont incompatibles avec la théorie, et contient, par exemple, toutes les théories futures qui contrediront celle qui est soutenue actuellement. – La théorie d’Einstein appartient au contenu empirique de celle de Newton –. Théories futures que nous sommes bien évidemment incapables de prévoir : c’est-à-dire qu’il y a « une infinité d’énoncés non triviaux imprévisibles qui appartiennent au contenu informatif d’une théorie ». En conséquence, le sens d’une théorie ne cesse de varier avec l’évolution de la science autour d’elle. Le sens d’une théorie n’est pas le même suivant que varient les problèmes qu’elle tente de résoudre et suivant les théories qui s’opposent à elle. Pour analyser ce sens à un moment historique précis, Popper propose la notion de « contenu de problème » d’un énoncé, définie par l’ensemble des problèmes auxquels on peut trouver une solution à partir du contenu logique de l’énoncé. On le voit, le sens d’une théorie ne dépend pas des composants propres à la théorie, mais de son environnement, et il est toujours apte à se modifier d’une façon au départ imprévisible. 

Il est donc vain de s’interroger sur les problèmes de signification. Popper propose, pour mieux se faire comprendre, un tableau : dans la colonne de gauche, ce qui intéresse les philosophes du langage : les idées sont des concepts qui peuvent être formulées en mots signifiants, leur sens peut être réduit par le moyen de définitions à des indéfinissables ; l’effort pour établir ce sens mène cependant à une régression à l’infini. Dans la colonne de droite, ce qui l’intéresse lui : les idées sont des énoncés théoriques formulables en assertions ayant la possibilité d’être vraies ; leur vérité peut être réduit par le moyen de dérivation à des énoncés primitifs ; la volonté d’établir par ces moyens leur vérité mène pourtant à une régression à l’infini. Deux remarques peuvent être formulées : d’une part, l’analogie entres les deux côtés du tableau est responsable de l’erreur selon laquelle, de même qu’on retrouve le sens d’un mot en revenant à sa source : alors que l’origine d’un énoncé n’a rien à voir avec sa vérité. D’autre par, Popper ne cesse de répéter que la partie du tableau située à gauche est philosophiquement sans importance, tandis que la seconde partie est très importante : en bref, progresser se fait en critiquant les théories, (et non en s’attachant à définir les mots qui y interviennent) ; en s’intéressant aux problèmes (et en étant prêt à les reformuler).

Au fond, et de façon surprenante, les philosophes linguistiques modernes ne sont pas sortis du préjugé essentialiste. Par essentialisme, Popper entend cette position dans la querelle des universaux, (qu’on appelle aussi réaliste ou platoniste), qui consiste à croire que les « essences » désignées par les mots existent indépendamment des individus qui les exemplifient. C’est une position qui conduit à croire en conséquence, que discuter des mots, c’est discuter des choses, ou que posséder une définition c’est acquérir une connaissance. En apparence et officiellement, les philosophies linguistiques sont nominalistes ; elles distinguent questions de mots et questions de fait, elles ne prétendent pas atteindre les choses en définissant les mots. Pourtant, dans la mesure où elles croient utile de dénoncer les confusions, d’accroître la précision de notre langage, elles postulent encore que la connaissance du réel dépend du langage par lequel nous voulons le décrire Alors que Popper refuse de poser des questions du genre : « Quel est le sens du mot X ? », qui ne sont que la version moderne des questions du type « Qu’est-ce que ? ». Le véritable nominalisme – « nominalisme méthodologique » - consiste non à remplacer les définitions d’essences par des définitions conventionnelles tout aussi précises, mais à ne pas s’intéresser aux mots. Renonçant à l’analyse, il s’agit de pratiquer seulement, de façon ponctuelle, la dialyse (l’introduction ad hoc de certaines distinctions demandées par des problèmes précis), méthode qui ne peut en elle-même résoudre aucun problème. On voit qu’au-delà des controverses les plus apparentes, le fossé qui sépare Popper du rationalisme logique repose sur une appréciation tout à fait différente du rôle des mots que nous utilisons ».


(In : Renée BOUVERESSE : « Karl Popper ou le rationalisme critique ». Editions Vrin, Paris, 1998, pages : 59 – 63).




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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

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