« Qui veut expliquer la liberté la détruit ».
« En ce qui concerne la déduction du principe suprême de la raison pure pratique, c’est-à-dire l’explication de la possibilité d’une telle connaissance a priori, on ne pouvait rien faire de plus que de montrer que, si l’on percevait la possibilité de la liberté d’une cause efficiente, on apercevrait aussi, non simplement la possibilité, mais même la nécessité de la loi morale, comme loi pratique suprême des êtres raisonnables à la volonté desquels on attribue la liberté de la causalité, parce que ces deux concepts sont si inséparablement unis qu’on pourrait définir la liberté pratique, l’indépendance de la volonté à l’égard de toute loi autre que la loi morale. Mais la liberté d’une cause efficiente, surtout dans le monde sensible, ne peut, quant à sa possibilité, être en aucune façon perçue ; heureux encore si nous pouvons seulement être suffisamment assurés qu’il n’y a pas de preuves de son impossibilité et si nous sommes forcés par la loi morale qui la postule, et par là même aussi autorisés à l’admettre ! Cependant il y a encore beaucoup d’hommes qui croient pouvoir expliquer cette liberté, comme tout autre pouvoir naturel, par des principes empiriques et qui la considèrent comme une propriété psychologique dont l’explication réclame exclusivement un examen fort attentif de la nature de l’âme et des mobiles de la volonté, non comme un prédicat transcendantal de la causalité d’un être qui appartient au monde des sens (ce qui est pourtant en réalité la seule chose dont il s’agisse ici), et qui suppriment ainsi la merveilleuse perspective que nous ouvre la raison pure pratique au moyen de la loi morale, c’est-à-dire la perspective d’un monde intelligible, par la réalisation du concept d’ailleurs transcendant de la liberté ; par là ils suppriment la loi morale elle-même, qui n’admet aucun principe empirique de détermination. (Raison pratique, p. 99).
(In : Emmanuel KANT, « La raison pratique. Textes choisis », éditions Presses universitaires de France, Paris, 8° édition, novembre 1991, pages : 97 – 98).
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Commentaires :
Peut-être avons-nous mal compris ce texte d'Emmanuel Kant, mais voici comment nous en saisirons, en partie, le sens :
Nous ne pouvons, en effet, saisir la liberté d'une cause efficiente. Si quelque chose nous arrive, si un phénomène se produit, n'importe quel phénomène naturel, de telle sorte que cette production nous paraisse inopinée, alors, nous serons obligés de dire qu'elle fut "libre". C'est-à-dire que les causes ou certaines causes (...) de ce phénomène appartiennent encore au domaine de l'inconnu, voire peut-être de l'inconnaissable, et nous regroupons les deux domaines dans un seul, celui de l'indéterminisme. Dans l'indéterminisme se trouve aussi, selon nous, le hasard, ou sa possibilité.
Tenter d'expliquer l'indéterminisme, est donc une chose absurde, parce que c'est logiquement impossible à nos yeux. En effet, comment connaître a priori des causes encore inconnues, et plus encore ce qui ne peut l'être, puisque justement ce qui ne peut être connu ne se prête qu'à ce constat : nous ne pouvons pas même imaginer ce qui ne peut être connu. Nous voulons dire par là, que, lorsque l'on tente d'initier un nouveau programme de recherches scientifiques, (par exemple), nous sommes obligés de débuter par l'énonciation de conjectures métaphysiques sur les possibilités réelles d'existence de l'objet de recherche, et également sur les causes possibles qui pourraient en déterminer le ou les comportements. Mais nous devons reconnaître que cette possibilité de conjecturer ouvre déjà la voie à la possibilité de la connaissance, alors que pour nous ce qui ne peut être connu, n'offre même pas cette voie-là, sans oublier le fait que dans cet inconnu il y a peut-être des causes déterminantes sur des phénomènes.
En conséquence, toute forme de déterminisme prima faciae (absolu) est vraiment une absurdité. L'apriorisme absolu est une complète absurdité. Il supprime selon nous, toute heuristique. Il supprime le hasard, et aussi le toujours possible libre jeu des phénomènes naturels ou humains, et leurs possibilités d'évolution. L'apriorisme absolu crée donc le vide absolu. Il rend impossible la connaissance.
Pour ce qui concerne la liberté humaine, maintenant :
Vouloir expliquer en totalité la possibilité de la liberté humaine, au niveau des motivations d'un individu, est un projet tout aussi absurde. Pour des raisons qui nous paraissent évidentes. Pour commencer, un individu vit constamment en relation avec un environnement. Il subit les influences de cet environnement autant qu'il peut en contrôler partiellement les déterminations. Mais, comme le montra Popper (...), nous vivons dans un "univers de propensions", et, nous sommes nous aussi des "propensions". Ce qui nous constitue et qui est accessible à notre connaissance réelle par la seule voie de la vraie science, donc par le moyen d'énoncés toujours potentiellement faillibles, ne peut donc nous renvoyer qu'à la connaissance toujours faillible de nous-mêmes! Ce que nous savons de notre peau, de nos yeux, de notre cerveau ; ce que nous savons vraiment, est toujours, dans le meilleur cas, le produit d'efforts scientifiques. Nous n'irons pas jusqu'à nier entièrement la valeur d'autres sources de savoir non-scientifique parce que non testé selon les rigueurs de la méthode scientifique, mais nous refusons d'admettre que ce type de savoir puisse avoir une quelconque valeur s'il repose sur un postulat qui ne serait plus un déterminisme relatif, et également qui ne serait pas au moins empiriquement réfutable.
On objectera que l'on peut apprendre beaucoup sur soi-même par le biais de la littérature ou d'une philosophie orientale, par exemple. Mais comment cette littérature ou cette philosophie pourrait-elle justifier l'objectivité de son savoir sans recourir à la méthode scientifique ; sans avoir soumis ses théories explicites à des tests empiriques et reproductibles ? Comment cette littérature et cette philosophie auraient-elles justifié, pouvoir échapper à l'accusation selon laquelle si elles produisent des "effets" sur les individus qui les lisent, ou qui y croient, si elles changent leurs comportements, et acquièrent à leurs yeux une valeur objective, ce n'est que parce qu'elle produisent ou ont produit leur "effet Oedipe" ? (K. Popper). C'est-à-dire que par leur simple énonciation, ou leur divulgation elles ont suggéré, influencé les hommes à conformer leurs pensées puis leurs actes ?..
Pourtant, il est quand même notable de constater que des millions de gens se reconnaissent volontiers dans certains écrits littéraires ou philosophiques et qu'ils y voient des vérités parfois incontestables, au même titre que les meilleures théories que la science a pu corroborer.
Nous nous intéressons à la Science, à ses méthodes, et à ce qu'elles peuvent apporter à l'être humain. La littérature et la philosophie nous intéressent aussi, mais à un degré inférieur. Elles peuvent être des sources de connaissances, ou au moins des sources de controverses par l'existence d'autres cadres de référence possibles, mais pour nous, aucune de ces sources de savoir ne peut égaler ce que produit la vraie science, avec ses méthodes toujours humaines de corroborations ou de réfutations.
Nous ne croyons absolument pas dans des pouvoirs prétendument illimités de la science : voilà bien une croyance diamétralement opposée à la compréhension de ce qu'est la vraie science. Les pouvoirs de la science sont toujours relatifs à ceux des hommes. Les hommes ne possèdent aucun pouvoir illimité, donc la science qui est produite par eux, non plus, c'est l'évidence. Mais bien sûr la vraie science offre logiquement toujours la porte ouverte à l'heuristique, des possibilités de découvertes, d'inédit.
Cependant, cette heuristique est toujours orientée par la pensée humaine, laquelle est bien sûr à l'origine de conjectures inédites. Et ces conjectures inédites, ne peuvent être issue, à leur origine que de ce constat : des résultats qui viennent d'être corroborés (ou réfutés) augmentent la conscience des hommes, leurs savoirs, par conséquent, ils stimulent leur activité de déduction laquelle leur permet d'imaginer la formulation de nouvelles conjectures...
En ce sens, la vraie science ne s'arrête jamais et demeure, en quelque sorte "illimitée", alors que certains pans de la littérature ou même des "systèmes philosophiques" peuvent eux, disparaître.
Puisque la liberté humaine dépend de l'accroissement des connaissances et de leur pouvoir explicatif, et non de l'ignorance, le progrès des connaissances scientifiques joue donc le rôle le plus important. Seulement, les lois scientifiques, comme les lois juridiques, par exemple, ont la même logique : elles consistent, logiquement en des interdictions, puisqu'une loi qui énonce que "tous les cygnes sont blancs", interdit les cygnes non-blancs. De la même manière un loi juridique ne peut informer sur ce qu'il est permis de faire que par rapport à des interdits directement déductibles et énoncés par elle.
Ainsi, la vraie liberté, lorsqu'elle est approchée de manière non métaphysique, pour être vécue, consiste toujours à entrevoir ses limites, les interdictions possibles auxquelles elle peut se heurter. Comme les limites que l'homme peut définir et découvrir dépendent de connaissances scientifiques elles-mêmes non parfaitement déterminées, alors, il est logiquement et à jamais impossible de comprendre en totalité en quoi peuvent exactement consister ces limites qui justement aident à mieux entrevoir la liberté. Et, en définitive, c'est pour cette raison, que la liberté n'est jamais (totalement comprise), et ne pourra jamais l'être, mais que, par contre, elle peut être "garantie" par de nouvelles découvertes scientifiques, donc d'autres possibilités de meilleure connaissance de certaines limites, voire de recul de ces limites.
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