« Vérité et limites de la liberté : l’État. »
« Comme nous l’avons vu, nous sommes tous responsables jusqu’à un certain point du gouvernement, même si nous ne participons pas au pouvoir. Mais cette responsabilité implique la liberté – beaucoup de libertés : la liberté d’expression ; la liberté d’accès à l’information et celle de sa diffusion ; la liberté de publication et bien d’autres encore. « Trop » d’État conduit à l’absence de liberté. Il existe malheureusement un abus de liberté analogue à l’abus de pouvoir de l’État. On peut abuser de la liberté d’expression et de la liberté de publication. Elles peuvent par exemple être utilisées à des fins de désinformation et d’agitation. Et de manière tout à fait analogue, le pouvoir étatique peut abuser de toute restriction de liberté.
Nous avons besoin de liberté pour empêcher les abus de pouvoir de l’État, et nous avons besoin de l’État pour empêcher les abus de la liberté. C’est évidemment un problème qui ne pourra jamais être réglé in abstracto, et qu’en principe on ne résoudra pas entièrement par des lois. Pour cela, il nous faut un tribunal constitutionnel, et avant tout de la bonne volonté.
Nous devons savoir que ce problème ne pourra jamais être entièrement résolu ; ou plus exactement qu’il ne peut l’être que dans une dictature, avec cette omnipotence étatique principielle que nous devons refuser pour des raisons morales. Nous devons nous contenter de solutions partielles et de compromis ; et notre amour de la liberté ne doit pas nous entraîner à ignorer les problèmes qu’engendrent ses abus.
Thomas Hobbes, Emmanuel Kant, Wilhelm Von Humbolt, John Stuart Mill.
Ces problèmes ont été entrevus par quelques penseurs plus ou moins anciens, qui ont cherché à justifier la nécessité du pouvoir de l’État selon des principes généraux, et à déterminer les limites de ce pouvoir.
Thomas Hobbes reconnaissait que sans Etat chaque homme est potentiellement un ennemi de tous les autres (« L’homme est un loup pour l’homme » : homo homini lupus, et que de ce fait nous avons besoin d’un Etat aussi fort que possible, afin de réfréner les crimes et les actes de violence. Kant voyait le problème très différemment. Il croyait aussi à la nécessité de l’État et de la restriction de la liberté, mais il voulait ramener cette restriction au minimum ; il réclamait « une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine fondée sur des lois qui permettraient à la liberté de chacun de subsister en même temps que la liberté de tous les autres ». Il voulait que l’État ait juste le pouvoir indispensable pour garantir à chaque citoyen une liberté maximale, mais limitant en même temps le moins possible celles des autres ; ne limitant pas leurs libertés plus que celles-ci ne limitent la sienne. Kant considérait la limitation inévitable de la liberté comme une charge découlant nécessairement de la coexistence des hommes.
On peut illustrer cette idée kantienne par l’anecdote suivante : un Américain était accusé d’avoir cassé le nez d’un autre. Il se défendit en disant qu’il était un citoyen libre, et qu’il avait donc la liberté de mouvoir ses poings dans toutes les directions qu’il voulait. A quoi le juge répliqua de cette leçon : « La liberté de mouvoir vos poings a des limites. Celles-ci peuvent bien changer parfois. Mais le nez de vos concitoyens se trouve presque toujours au-delà de ces limites. »
Dans une œuvre ultérieur de Kant (Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, 1793), nous trouvons une théorie bien plus élaborée de l’État et de la liberté. Dans la deuxième partie, dirigée contre Hobbes, Kant dresse une liste de « purs principes rationnels ». Le premier d’entre eux est : « La liberté en tant qu’homme, j’en exprime le principe pour la constitution d’une communauté dans la formule : personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (…), mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne (…). Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple (…), c’est-à-dire un gouvernement paternel (imperium partenale) (…), est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (…) ». Bien que cette dernière remarque me paraisse exagérée (après Lénine et Staline, après Mussolini et Hitler), je suis cependant entièrement d’accord avec Kant. Car ce qu’il veut dire – contre Hobbes -, c’est que nous ne voulons pas d’un Etat tout-puissant, assez bon ou bienveillant pour protéger nos vies remises entre ses mains contre nos congénères-loups, mais que nous voulons un Etat dont la tâche essentielle soit de veiller à nos droits et de les garantir.
Cette tâche serait également essentielle si, contrairement à l’idée de Hobbes, tous les hommes se comportaient de manière angélique entre eux. Car dans ce cas, les plus faibles n’auraient aucun droit vis-à-vis des plus forts, auxquels ils devraient de la gratitude pour leur tolérance. Seule l’existence d’un Etat de droit peut résoudre ce problème et établir ce que Kant appelle « la dignité de la personne ».
C’est là la force de l’idée kantienne de l’Etat et la véritable raison de son rejet du paternalisme. Les idées de Kant ont été développées plus tard par Wilhelm von Humboldt. C’est une chose importante, car beaucoup croient qu’après Kant ces idées n’ont jamais trouvé d’écho en Allemagne, en particulier en Prusse et dans les milieux politiquement influents. Le livre de Humboldt s’intitule Essai sur les limites de l’action de l’État. Il fut publié en 1851, mais il avait été écrit bien avant.
Grâce au livre de Humboldt, les idées de Kant parvinrent en Angleterre. Le livre de John Stuart Mill La Liberté (1859) était inspiré de Humboldt, et donc de Kant, en particulier des attaques de Kant contre le paternalisme. Il devint un des ouvrages les plus influents du mouvement libéral-radical anglais.
Kant, Humboldt et Mill s’efforcèrent de justifier la nécessité de l’État de manière à l’enserrer dans des limites aussi étroites que possible. Leur idée était celle-ci : nous avons besoin d’un Etat, mais nous voulons le moins d’Etat possible, nous voulons le contraire d’un Etat total – pas un Etat paternaliste, autoritaire, bureaucratique ; bref, nous voulons un Etat minimal. »
(In : Karl POPPER, « Toute vie est résolution de problèmes », tome 2, « Réflexions sur l’histoire et la politique », traduit de l’allemand par Claude Duverny, éditions Actes Sud, Paris, 1998, pages : 96 – 100).
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Commentaires :
D'emblée, nous considérerons avec une forte conviction que les seuls engagements moraux pris avec une personne que l'on aime peuvent limiter, dans nos consciences le choix d'agir pour notre bonheur, ou notre propre malheur. Mais il y a aussi les autres, bien entendu, et envers eux, nous ne pouvons aussi agir en suivant simplement la voie de nos désirs.
En relisant ce texte de Karl Popper, il nous paraît évident que personne ne peut prétendument "s'autoriser de lui-même" pour venir en "aide", avec "bienveillance" et/ou "empathie" à une autre personne si cette dernière ne lui a rien demandé. "S'autoriser de soi-même" pour une telle chose est une violation de la liberté d'autrui, qui commence par un non-respect d'un code de déontologie.
Penser qu'il existe une "super-théorie" qui serait au-delà (...) de tout code moral ou éthique protégeant l'autonomie de l'individu, en commençant par s'en prendre à ses croyances justifiées en la liberté et l'autonomie ; nous restons intimement persuadés qu'il n'y a rien de pire que l'on puisse faire contre l'individu. La notion d'individu est ici comprise "au sens large", entendu que toute démocratie fondée sur un Etat de Droit, se fonde, par principe sur l'idée philosophique que l'individu n'est jamais un moyen, mais toujours une fin. Nous voulons dire que toute théorie, toute doctrine, doit, dans un Etat de Droit, finir par améliorer la protection de la liberté de l'individu en interaction avec celles de ses semblables.
Avec la psychanalyse, et contrairement aux apparences, l'individu n'est pas une fin, mais toujours une moyen pour la théorie. Et ce, dès lors que cette théorie lui dénie (...) tout pouvoir de sa conscience à déterminer véritablement des choix autonomes, que ce soit pour lui-même, ou envers les autres sujets, ou même le reste de son environnement, d'une part ; et, d'autre part, dès le moment où cette théorie dénie également à sa conscience tout pouvoir de juger avec raison en dehors des "critères" de la psychanalyse, et de décider de la valeur de la théorie.
Nous croyons toujours qu'un certain niveau de sentiments pour une autre personne, donc des engagements d'ordre moraux qui soient sincères, peuvent conduire nos consciences à nous limiter dans nos libertés d'agir. Il s'agit, bien entendu de l'Amour. Dès lors que les psychanalystes peuvent se mettre en situation de favoriser puis d'utiliser de tels sentiments que leurs victimes pourraient éprouver pour eux au cours d'une analyse, sans qu'eux en soient touchés, nous ne pouvons faire autre chose qu'identifier dans cette relation, rien d'autre qu'une mise sous tutelle, animée par une volonté de domination de l'individu, laquelle ne peut être que motivée à son tour par une négation totale de son autonomie et de sa liberté de choix.
Mais il y a sans doute pire :
C'est que certains psychanalystes, croyant bien sûr "s'autoriser d'eux-mêmes", tentent et réussissent par des moyens illicites, à s'immiscer dans la relation entre deux individus, à se substituer à l'un des membres de cette relation, et à utiliser les sentiments de l'un d'eux pour, contre son gré, le forcer à faire une analyse qu'il n'a jamais demandé, et qu'il ne demandera jamais. Voilà pour nous, un exemple d'école de non-respect de la liberté d'autrui, de non-respect de tout code de déontologie, et d'un mépris avéré pour la notion d'individu en général, donc, par voie de conséquence, de ce qui doit être compris comme étant un "Etat de Droit" ainsi que la démocratie.
La psychanalyse oeuvre toujours, et jusqu'à preuve du contraire, à partir de motivations qui nous semblent indiscutablement totalitaires. Il faut répéter encore qu'il s'agit sans doute d'une des pires formes de totalitarismes connues à ce jour, dès lors qu'elle avance sous les masques du respect de l'individu, de son épanouissement, et du faux projet de le rendre plus libre par rapport à lui-même. Il ne s'agit donc pas d'une forme de totalitarisme qui serait, paradoxalement plus aisée à combattre, mais d'un totalitarisme particulièrement pernicieux, délétère et efficace, d'autant qu'il ne cesse de peaufiner de jour en jour l'éventail de ses sophistications à nous paraître à "visage humain".
(Patrice Van den Reysen. Tous droits réservés).
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