jeudi 22 juin 2017

René DAVAL. « Les particuliers » ; et : « Langage ordinaire et expérience sensible ».


« Les particuliers »

« Il ne faut pas confondre la distinction logique entre la référence et la prédication, et la distinction ontologique entre les individus spatio-temporels, que Strawson appelle « les particuliers » et les concepts généraux dont les particuliers fournissent des exemples. Les objets fondamentaux de la référence sont les particuliers. Ce sont les objets à l’existence desquels nous sommes engagés à croire. Strawson rejoint ici les thèses de Quine : « La notion de l’existence est déjà liée, dans nos esprits, à la notion des individus particuliers. » Nous concevons le monde comme contenant des choses particulières qui sont, pour certaines, indépendantes de nous ; nous pensons l’histoire du monde comme faite d’épisodes particuliers auxquels nous participons ou non, et nous concevons ces choses particulières et ces événements particuliers comme constituant la matière du discours quotidien. La croyance en l’existence des particuliers fait partie de notre « schème conceptuel ». La conscience que l’on a du monde est inséparable de rapports spatio-temporels : nous avons conscience du monde à partir d’un certain point de vue spatial et à un certain moment temporel. 

Comme l’écrit Strawson, « pour tous les particuliers qui existent dans l’espace et le temps, il est non seulement vraisemblable de prétendre, mais nécessaire d’affirmer, qu’il existe un tel système, le système des rapports spatio-temporels, système à l’intérieur duquel chaque particulier est dans un rapport unique avec tous les autres ». L’expérience du monde pour le sujet est à la fois quelque chose dans le monde et une expérience du monde. Cette notion d’expérience est la forme la plus générale de la notion de perception au moyen des sens, thème fondamental de l’empirisme anglais. Dans l’Esprit et le monde : « Mais comment faut-il comprendre l’idée que notre pensée répond devant le monde empirique, si ce n’est par un recours à l’idée que notre pensée répond devant l’expérience ? Comment le monde empirique (devant lequel toute pensée empirique doit répondre pour peu qu’elle prétende être une pensée)  peut-il rendre un verdict, si ce n’est par la médiation d’un verdict venant… du « tribunal de l’expérience ? » La perception sensible donne lieu, dans les circonstances normales, à des jugements vrais.  

Contre l’idéalisme, Strawson souligne que l’objectivité du monde implique que celui-ci est comme il est en effet, indépendamment du jugement que l’on peut porter sur lui. L’expérience que l’on vit dans la perception sensible doit être dépendante de l’état des choses dans le monde objectif. La portée de l’expérience de tout sujet est limitée, ce qui fait que sa dépendance le sera aussi à ces aspects du monde objectif qui y sont compris. L’expérience à lieu dans le temps, et son caractère dépend de la façon dont les propriétés objectives du monde sont disposées par rapport à une région centrale, celle où se trouve le sujet de l’expérience. Le monde à ce qu’affirment les idéalistes, ce n’est pas le sujet qui est à l’origine de la représentation que nous nous faisons du monde, mais le monde objectif qui est la cause des perceptions que nous nous en faisons. Strawson est proche du Moore de « The Refutation of Idealism ». La perception sensible donne lieu à des croyances justes quant au monde objectif spatio-temporel. Comme Austin, son collègue d’Oxford, l’affirmait dans Le langage de la perception, Strawson estime que la perception nous livre le monde tel qu’il est. L’être humain n’est pas seulement sensible à son environnement, mais il a conscience de celui-ci. Strawson écrit ainsi que « nous parlons d’un sujet qui emploie des concepts en formant des jugements à propos du monde – jugements qui découlent de l’expérience dont jouit le sujet dans la perception au moyen des sens ». Les concepts que l’on emploie dans le jugement de perception et les expériences sensibles sont intimement entremêlés. Si les concepts doivent leur sens à l’expérience perceptuelle, comme l’affirment les empiristes, celle-ci à son tour doit son caractère aux concepts que nous employons dans nos jugements de perception, et Strawson suit sur ce point la leçon de Kant. Les concepts qui sont nécessaires à la description de l’expérience sont les mêmes que ceux qui sont nécessaires à la description du monde.

La structure entière du système conceptuel que nous employons peut se modifier de l’intérieur en raison de l’augmentation des connaissances. Nos concepts du monde objectif doivent comprendre des concepts des relations spatiales et des propriétés telles que la forme et la grandeur caractérisant les objets qui ont des positions dans l’espace. Tels sont les concepts d’animaux, de plantes, d’objets manufacturés… On perçoit les objets dans l’espace comme dotés de couleur, et d’autres propriétés sensibles : ils sont durs ou doux, mous ou résistants. L’attribution de qualités sensibles aux objets est enracinée dans notre système conceptuel. Mais il faut considérer aussi la dimension du temps, quand nous décrivons notre conception du monde objectif. C’est à partir d’un certain point de vue dans l’espace et dans le temps que nous avons une expérience du monde objectif. Le sujet a la mémoire de ses expériences passées. Il a le sentiment du passé et de l’avenir. Il doit aussi être conscient de l’identité de certains des objets qu’il perçoit. Nous percevons les objets comme dotés d’une relative persistance. Les objets constituent le cadre unifié spatio-temporel de notre monde.

Langage ordinaire et expérience sensible.

Dans le langage ordinaire, la référence s’effectue par le moyen de noms ou de locutions nominales, et ce sont les objets matériels (y compris les personnes) que nomment les noms les plus simples. Comme le dit Strawson, « le langage nous offre une image de la primauté métaphysique de certains types d’objets de référence, donc d’individus ; et par conséquent, de la primauté de certains types de prédication, donc de propriétés et de relations ». On trouve ici une critique de l’empirisme anglais. Selon l’empirisme, la structure générale de nos idées est dérivée d’une partie seulement de cette structure. Cette partie fondamentale de la structure est pensée comme donnée et est constituée par une série  d’états mentaux subjectifs, y compris les expériences sensorielles qui se succèdent dans le temps et dans l’esprit du sujet. Ces états mentaux sont des impressions de qualités simples. Hume est le philosophe le plus représentatif de ce courant de pensée. Pour Strawson, au contraire, il n’est pas question de justifier la structure générale d’idées à partir desquelles nous pensons le monde sur la base étroite des notions d’états subjectifs. C’est selon lui la structure générale d’idées qui est fondamentale dans notre économie intellectuelle. Il combat en cela la tradition subjectiviste qui est née avec Descartes et qui anime l’empirisme classique de Locke, Berkeley et Hume.

Il y a d’autres traits fondamentaux de notre système d’idées, et d’abord le fait que nous sommes des êtres capables d’action, et des êtres sociables. Notre image du monde ne se construit pas indépendamment de notre idée en tant qu’êtres actifs. Ce qui caractérise le concept d’action, c’est que nous avons des attitudes de faveur ou de défaveur envers des états de choses que nous croyons actuels ou possibles dans l’avenir. C’est à cause de ces désirs ou aversions que nos croyances ont de l’importance pour nous. Une action intentionnelle doit son caractère à la conjonction de croyances et d’aptitudes dont elle découle. Nous souhaitons voir arriver certains événements ou en éviter certains autres. Les concepts des choses dans le monde et celui de notre position perceptuelle vis-à-vis des choses sont pénétrés des possibilités d’action qu’elles offrent ou rendent impossibles. La position de Strawson, ici, est proche de celle des pragmatiques, et notamment de James, Dewey et G.H. Mead, mais aussi de celle de Bergson. En apprenant la nature des choses, nous apprenons en même temps les possibilités d’action ; en apprenant les possibilités d’action, nous apprenons la nature des choses. Comme l’écrit Strawson dans une phrase qui pourrait être de Mead, « il faut surtout penser à ce que nous apprenons du monde par le moyen tactile, à force de manipuler les choses ». Nos concepts des choses sont des concepts de choses par rapport auxquelles nous sommes ni omnipotents ni impuissants. Il y aussi un lien important entre le concept de croyance et celui d’action. L’action découle de la conjonction de la croyance et du désir. 

La croyance est-elle, comme l’affirmait Hume, une perception que l’on ressentirait avec plus de vivacité que les autres ? Strawson rejette cette idée. On peut imaginer ardemment ce qu’on craint, sans pour autant y croire. Nous croyons à une proposition si nous sommes prêts à l’affirmer, pourvu que nous soyons sincères. Strawson précise ainsi son concept de croyance : « croire quelque chose c’est, du moins en partie, être prêt à agir d’une façon appropriée ». Mieux encore, il faut dire que les trois éléments de la croyance, du désir et de l’action intentionnelle ne peuvent être compris que les uns par rapport aux autres. Nous ne connaissons pas le monde extérieur isolément, mais nos concepts et nos connaissances s’intègrent dans un monde social. L’acquisition du langage dépend du contact et de la communication interpersonnels. Le monde de l’homme est essentiellement un monde social. »

(In : René DAVAL. « Lectures de philosophie analytique ». Sous la direction de Sandra LAUGIER et Sabine PLAUD. Editions Ellipses, Paris, 2011, pages : 323 – 326).

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