mardi 26 septembre 2017

Karl POPPER. La théorie de la vérité objective : la correspondance avec les faits.



« J’ai parlé jusqu’ici de la science, de ses progrès et de leur critère sans même faire intervenir le terme de vérité. Bien que cela semble sans doute surprenant, on peut en effet raisonner de la sorte sans tomber dans le pragmatisme ou l’instrumentalisme : il est parfaitement possible d’avancer des arguments en faveur du caractère intuitivement satisfaisant du critère du progrès scientifique, sans jamais évoquer la vérité des théories en cause. Et, au demeurant, avant de connaître la théorie de la vérité formulée par Tarski, il m’apparaissait plus prudent de définir ce critère sans trop m’employer à discuter du problème très controversé que pose l’utilisation du qualificatif « vrai ».

J’avais alors adopté la position suivante : tout en souscrivant, comme on le fait presque toujours, à une théorie objectiviste de la vérité, à la théorie du caractère absolu de la vérité ou de la vérité comme correspondance – avec les faits –, je préfèrerais ne pas aborder le problème. Tenter de se représenter clairement cette notion étrangement évanescente qu’est la correspondance entre un énoncé et un fait m’apparaissait une entreprise désespérée.

Pour expliquer pourquoi un tel découragement semblait de mise, il suffit d’évoquer – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – le Tractatus de Wittgenstein et l’étonnante naïveté de sa théorie de la vérité comme image ou comme projection. La proposition est en effet conçue, dans cet ouvrage, comme l’image ou la projection du fait qu’elle cherche à décrire, et elle présente la même structure (ou « forme ») que le fait en question, tout comme un disque offre l’image ou la projection d’un son et a en partage certaines de ses propriétés structurelles.

On doit à Schlick une autre de ces tentatives malheureuses pour expliquer la correspondance. Cet auteur a fait une critique merveilleusement limpide et tout à fait impitoyable de diverses théories de la correspondance – dont celle de l’image et de la projection -, pour finalement en formuler une qui ne valait hélas guère mieux. Il a interprété la correspondance en question comme une relation instituée terme à terme entre nos désignations et les objets désignés, alors que les contre-exemples (désignations s’appliquant à plusieurs objets, objets susceptibles de multiples désignations) réfutant cette interprétation abondent.

Cet état de la question s’est trouvé modifié avec la théorie de la vérité et de la correspondance des énoncés avec les faits formulée par Tarski. L’apport le plus décisif de ce théoricien et l’intérêt véritable que présente sa théorie pour la philosophie des sciences empiriques réside dans sa réhabilitation de la théorie de la vérité objective ou absolue comme correspondance, qui était devenue suspecte. Il a en effet revendiqué le libre usage de la notion intuitive de vérité comme accord avec les faits. Et l’idée que cette théorie ne vaille que pour les langages formalisés est, à mon sens, erronée. Elle peut s’appliquer à tout langage cohérent, et même à un langage « naturel », pour peu que nous sachions, grâce à l’analyse de Tarski, comment remédier aux faiblesses de ce langage ; ce qui implique, bien entendu, qu’entre dans son maniement une certaine part « d’artifice » ou de pure et simple prudence.

Bien que je présuppose, de la part de mon auditoire, une certaine familiarité avec la théorie de la vérité de Tarski, il convient sans doute d’expliquer comment on peut y voir, d’un point de vue intuitif, une élucidation assez simple de la notion de correspondance avec les faits. J’aurai à insister sur cet aspect presque trivial mais néanmoins décisif pour mon argumentation.

Le caractère très intuitif des conceptions de Tarski apparaît avec plus d’évidence encore (comme je l’ai constat dans mon enseignement) lorsqu’on décide expressément, d’entrée de jeu, de tenir la « vérité » pour synonyme de « correspondance avec les faits » et qu’on entreprend ensuite (sans plus se soucier de « vérité ») d’expliquer cette notion de « correspondance avec les faits ».

Nous considérons donc tout d’abord deux formulations, dont chacune énonce de manière très simple (dans un métalangage) à quelles conditions une assertion donnée (d’un langage-objet) se trouve correspondre aux faits.

(1)   L’énoncé ou l’assertion « La neige est blanche » correspond aux faits si et seulement si la neige est effectivement blanche.

(2)   L’énoncé ou l’assertion « L’herbe est rouge » correspond aux faits si et seulement si l’herbe est effectivement rouge.

Ces formulations (où l’adverbe « effectivement » a été introduit pour des raisons de commodité, mais on peut faire l’économie) paraissent évidemment tout à fait triviales. Or Tarski devait découvrir qu’en dépit de leur apparente trivialité, elles renferment la solution permettant d’expliquer la correspondance avec les faits.

L’élément décisif réside en effet dans cette découverte que pour pouvoir parler de correspondance avec les faits, comme dans (1) et (2), il faut recourir à un métalangage qui permet de parler de deux choses : des énoncés et des réalités auxquelles ils renvoient (Tarski qualifie ce métalangage de « sémantique », alors qu’un métalangage permettant de parler d’un langage-objet, mais non des faits auxquels celui-ci fait référence est dit « syntaxique »). Dès lors qu’on prend conscience de la nécessité de ce métalangage (sémantique), tout s’éclaire. On notera d’ailleurs que si (3) « Jean est venu  est vrai » est essentiellement un énoncé relevant d’un tel métalangage, (4) « Il est vrai que Jean est venu » peut appartenir au même langage que « Jean est venu ». En conséquence, l’expression « il est vrai que » – logiquement redondante, comme la double négation – n’équivaut pas du tout au prédicat métalinguistique « est vrai ». Ce dernier sert à formuler des remarques à caractère général comme « Si la conclusion n’est pas vraie, les prémisses ne sauraient toutes être vraies » ou « il est arrivé à Jean de formuler un énoncé vrai ».

J’ai indiqué que la théorie de Schlick est erronée, mais j’estime que certains de ses commentaires (cf. note 12) touchant sa propre théorie contribuent à éclairer celle de Tarski. Schlick dit en effet que le problème de la vérité a connu le même sort qu’un certain nombre d’autres problèmes dont les solutions n’étaient pas aisées à apercevoir, parce que l’on supposait à tort qu’elles se situaient à un niveau très profond, alors qu’elles étaient, en réalité, assez ordinaires et se présentaient sous des dehors peu imposants. La solution trouvée par Tarski risque effectivement de ne pas faire grande impression, au premier abord, mais ce sont sa fécondité et sa force qui sont incontestablement imposantes.

Grâce aux travaux de Tarski, la notion de vérité objective ou absolue – la vérité définie comme correspondance – semble entraîner désormais l’adhésion confiante de tous ceux qui comprennent cette conception. Les difficultés qui font obstacle à sa compréhension paraissent tenir à deux éléments : tout d’abord, l’alliance d’une notion intuitive extrêmement simple et d’une certaine complexité attachée au programme technique auquel celle-ci donne lieu ; et ensuite, le dogme erroné mais fort répandu qui voudrait qu’une théorie satisfaisante de la vérité offre un critère permettant de définir la croyance vraie, c’est-à-dire une croyance bien fondée ou rationnelle. Et de fait, les trois théories qui concurrencent celle de la vérité comme correspondance – celle qui prend la cohérence pour la vérité, celle de l’évidence qui assimile de manière illégitime « connu pour vrai » et la doctrine pragmatique ou instrumentaliste qui voit la vérité dans l’utilité – offrent toutes des théories subjectives (ou « épistémiques ») de la vérité, à la différence de la théorie objectiviste (ou « métalogique ») de Tarski. Ces théories sont subjectives en ce sens qu’elles émanent toutes trois de cette position subjectiviste fondamentale qui ne parvient à se représenter la connaissance que comme une sorte particulière de disposition ou d’état mental ou encore comme un type de croyance particulier défini, par exemple, par sa généalogie ou sa relation avec d’autres croyances.

Si nous partons de notre expérience subjective de la croyance et envisageons la connaissance comme un type de croyance particulier, nous risquons effectivement d’avoir à tenir la vérité – la connaissance vraie – pour une sorte de croyance plus particulière encore : une croyance bien fondée ou légitime. Cela impliquerait qu’on dispose de quelque critère plus ou moins efficace, même s’il n’est que partiel, pour en établir le bien-fondé, d’un symptôme quelconque qui nous permette de distinguer l’expérience vécue de la croyance bien fondée des autres expériences liées à la croyance.

On peut montrer que toutes les théories subjectivistes de la vérité s’efforcent de produire un tel critère : elles voudraient lier la vérité aux sources ou aux origines de nos croyances, la définir par des opérations de vérification, par un ensemble de règles de recevabilité ou même, tout simplement, la référer à la qualité de l’intime conviction du sujet. Toutes proclament, à quelque degré, que la vérité est ce que nous sommes fondés à croire ou à admettre,  conformément à certaines règles ou à certains critères touchant les sources ou les origines de nos connaissances, la fiabilité, le caractère stable, le succès ou la force de nos convictions, ou encore l’impuissance à penser d’une autre manière.

La théorie objectiviste de la vérité conduit à une position bien différente. Elle nous autorise en effet à formuler des assertions comme celles-ci : une théorie peut fort bien être vraie alors même que personne n’y accorde foi et même s’il n’y a aucune raison de penser qu’elle le soit, et telle autre théorie pourra être fausse alors que nous avons d’assez bonnes raisons d’y souscrire.

Il est bien clair qu’au regard de toute théorie subjective ou épistémique de la vérité, de telles assertions paraîtraient receler une contradiction interne Mais si on les envisage dans le cadre de la théorie objective de la vérité, elles ne sont pas seulement cohérentes mais manifestement vraies.
Il est une autre assertion, apparentée à celles-ci, que la théorie objective de la correspondance ferait paraître assez naturelle : quand bien même nous nous trouverions formuler une théorie vraie, nous ne ferions généralement là qu’émettre une supposition, et il nous serait probablement impossible de savoir qu’elle est réellement vraie.

Une affirmation de ce genre avait été formulée, apparemment pour la première fois, par Xénophane il y a deux mille cinq cents ans : la théorie objective de la vérité est donc très ancienne, elle est même antérieure à Aristote qui l’a, lui aussi, soutenue. Mais seuls les travaux de Tarski ont permis de dissiper les soupçons qui conduisaient à voir dans la théorie de la vérité comme correspondance avec les faits une contradiction interne (étant donné le paradoxe du menteur), une théorie vide (comme le laissait entendre Ramsey), stérile ou, pour le moins, redondante, puisque nous pouvons nous passer d’elle.

Ma conception du progrès scientifique permet sans doute, jusqu’à un certain point, d’en faire l’économie. Mais avec les travaux de Tarski, je n’ai plus raison pour tenter de la contourner. Et dès lors que nous nous proposons d’élucider la différence qui sépare la science pure de la science appliquée, la quête de la connaissance de celle du pouvoir ou d’instruments puissants, il nous est impossible de nous en passer. Car cette différence tient au fait que, dans notre recherche de la connaissance, nous sommes en quête de théories vraies ou, du moins, plus proches que d’autres de la vérité – davantage en accord avec des faits -, tandis que lorsque nous cherchons à forger de puissants instruments, nous trouvons souvent tout à fait à notre convenance des théories que l’on sait être fausses.

Ainsi, l’un des grands avantages attachés à la théorie de la vérité objective ou absolue est qu’elle nous permet de dire – avec Xénophane – que nous recherchons la vérité mais que nous pouvons ignorer l’avoir trouvée, que nous n’avons pas en notre possession de critère du vrai mais sommes néanmoins guidés par l’idée de la vérité comme principe régulateur (ainsi que Kant ou Peirce eussent pu le dire), et que, même s’il n’existe pas de critères généraux permettant de reconnaître la vérité – si ce n’est, peut-être la vérité de type tautologique -, il y a (comme je l’expliquerai) des critères pour apprécier les progrès de la vérité.

(…)


(In : Karl POPPER. « Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique ». Editions Payot, 1985, pages : 330 – 335).



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