« J’ai parlé
jusqu’ici de la science, de ses progrès et de leur critère sans même
faire intervenir le terme de vérité. Bien que cela semble sans doute
surprenant, on peut en effet raisonner de la sorte sans tomber dans le
pragmatisme ou l’instrumentalisme : il est parfaitement possible
d’avancer des arguments en faveur du caractère intuitivement
satisfaisant du critère du progrès scientifique, sans jamais évoquer la
vérité des théories en cause. Et, au demeurant, avant de connaître la
théorie de la vérité formulée par Tarski, il m’apparaissait plus prudent
de définir ce critère sans trop m’employer à discuter du problème très
controversé que pose l’utilisation du qualificatif « vrai ».
J’avais
alors adopté la position suivante : tout en souscrivant, comme on le
fait presque toujours, à une théorie objectiviste de la vérité, à la
théorie du caractère absolu de la vérité ou de la vérité comme
correspondance – avec les faits –, je préfèrerais ne pas aborder le
problème. Tenter de se représenter clairement cette notion étrangement
évanescente qu’est la correspondance entre un énoncé et un fait
m’apparaissait une entreprise désespérée.
Pour
expliquer pourquoi un tel découragement semblait de mise, il suffit
d’évoquer – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – le Tractatus de
Wittgenstein et l’étonnante naïveté de sa théorie de la vérité comme
image ou comme projection. La proposition est en effet conçue, dans cet
ouvrage, comme l’image ou la projection du fait qu’elle cherche à
décrire, et elle présente la même structure (ou « forme ») que le fait
en question, tout comme un disque offre l’image ou la projection d’un
son et a en partage certaines de ses propriétés structurelles.
On doit à
Schlick une autre de ces tentatives malheureuses pour expliquer la
correspondance. Cet auteur a fait une critique merveilleusement limpide
et tout à fait impitoyable de diverses théories de la correspondance –
dont celle de l’image et de la projection -, pour finalement en formuler
une qui ne valait hélas guère mieux. Il a interprété la correspondance
en question comme une relation instituée terme à terme entre nos
désignations et les objets désignés, alors que les contre-exemples
(désignations s’appliquant à plusieurs objets, objets susceptibles de
multiples désignations) réfutant cette interprétation abondent.
Cet état de
la question s’est trouvé modifié avec la théorie de la vérité et de la
correspondance des énoncés avec les faits formulée par Tarski. L’apport
le plus décisif de ce théoricien et l’intérêt véritable que présente sa
théorie pour la philosophie des sciences empiriques réside dans sa
réhabilitation de la théorie de la vérité objective ou absolue comme
correspondance, qui était devenue suspecte. Il a en effet revendiqué le
libre usage de la notion intuitive de vérité comme accord avec les
faits. Et l’idée que cette théorie ne vaille que pour les langages
formalisés est, à mon sens, erronée. Elle peut s’appliquer à tout
langage cohérent, et même à un langage « naturel », pour peu que nous
sachions, grâce à l’analyse de Tarski, comment remédier aux faiblesses
de ce langage ; ce qui implique, bien entendu, qu’entre dans son
maniement une certaine part « d’artifice » ou de pure et simple
prudence.
Bien que je
présuppose, de la part de mon auditoire, une certaine familiarité avec
la théorie de la vérité de Tarski, il convient sans doute d’expliquer
comment on peut y voir, d’un point de vue intuitif, une élucidation
assez simple de la notion de correspondance avec les faits. J’aurai à
insister sur cet aspect presque trivial mais néanmoins décisif pour mon
argumentation.
Le caractère
très intuitif des conceptions de Tarski apparaît avec plus d’évidence
encore (comme je l’ai constat dans mon enseignement) lorsqu’on décide
expressément, d’entrée de jeu, de tenir la « vérité » pour synonyme de
« correspondance avec les faits » et qu’on entreprend ensuite (sans plus
se soucier de « vérité ») d’expliquer cette notion de « correspondance
avec les faits ».
Nous
considérons donc tout d’abord deux formulations, dont chacune énonce de
manière très simple (dans un métalangage) à quelles conditions une
assertion donnée (d’un langage-objet) se trouve correspondre aux faits.
(1)
L’énoncé ou l’assertion « La neige est blanche » correspond aux faits si
et seulement si la neige est effectivement blanche.
(2) L’énoncé ou l’assertion « L’herbe est rouge » correspond aux faits si et seulement si l’herbe est effectivement rouge.
Ces
formulations (où l’adverbe « effectivement » a été introduit pour des
raisons de commodité, mais on peut faire l’économie) paraissent
évidemment tout à fait triviales. Or Tarski devait découvrir qu’en dépit
de leur apparente trivialité, elles renferment la solution permettant
d’expliquer la correspondance avec les faits.
L’élément
décisif réside en effet dans cette découverte que pour pouvoir parler de
correspondance avec les faits, comme dans (1) et (2), il faut recourir à
un métalangage qui permet de parler de deux choses : des énoncés et des
réalités auxquelles ils renvoient (Tarski qualifie ce métalangage de
« sémantique », alors qu’un métalangage permettant de parler d’un
langage-objet, mais non des faits auxquels celui-ci fait référence est
dit « syntaxique »). Dès lors qu’on prend conscience de la nécessité de
ce métalangage (sémantique), tout s’éclaire. On notera d’ailleurs que si
(3) « Jean est venu est vrai » est essentiellement un énoncé relevant
d’un tel métalangage, (4) « Il est vrai que Jean est venu » peut
appartenir au même langage que « Jean est venu ». En conséquence,
l’expression « il est vrai que » – logiquement redondante, comme la
double négation – n’équivaut pas du tout au prédicat métalinguistique
« est vrai ». Ce dernier sert à formuler des remarques à caractère
général comme « Si la conclusion n’est pas vraie, les prémisses ne
sauraient toutes être vraies » ou « il est arrivé à Jean de formuler un
énoncé vrai ».
J’ai indiqué
que la théorie de Schlick est erronée, mais j’estime que certains de
ses commentaires (cf. note 12) touchant sa propre théorie contribuent à
éclairer celle de Tarski. Schlick dit en effet que le problème de la
vérité a connu le même sort qu’un certain nombre d’autres problèmes dont
les solutions n’étaient pas aisées à apercevoir, parce que l’on
supposait à tort qu’elles se situaient à un niveau très profond, alors
qu’elles étaient, en réalité, assez ordinaires et se présentaient sous
des dehors peu imposants. La solution trouvée par Tarski risque
effectivement de ne pas faire grande impression, au premier abord, mais
ce sont sa fécondité et sa force qui sont incontestablement imposantes.
Grâce aux
travaux de Tarski, la notion de vérité objective ou absolue – la vérité
définie comme correspondance – semble entraîner désormais l’adhésion
confiante de tous ceux qui comprennent cette conception. Les difficultés
qui font obstacle à sa compréhension paraissent tenir à deux éléments :
tout d’abord, l’alliance d’une notion intuitive extrêmement simple et
d’une certaine complexité attachée au programme technique auquel
celle-ci donne lieu ; et ensuite, le dogme erroné mais fort répandu qui
voudrait qu’une théorie satisfaisante de la vérité offre un critère
permettant de définir la croyance vraie, c’est-à-dire une croyance bien
fondée ou rationnelle. Et de fait, les trois théories qui concurrencent
celle de la vérité comme correspondance – celle qui prend la cohérence
pour la vérité, celle de l’évidence qui assimile de manière illégitime
« connu pour vrai » et la doctrine pragmatique ou instrumentaliste qui
voit la vérité dans l’utilité – offrent toutes des théories subjectives
(ou « épistémiques ») de la vérité, à la différence de la théorie
objectiviste (ou « métalogique ») de Tarski. Ces théories sont
subjectives en ce sens qu’elles émanent toutes trois de cette position
subjectiviste fondamentale qui ne parvient à se représenter la
connaissance que comme une sorte particulière de disposition ou d’état
mental ou encore comme un type de croyance particulier défini, par
exemple, par sa généalogie ou sa relation avec d’autres croyances.
Si nous
partons de notre expérience subjective de la croyance et envisageons la
connaissance comme un type de croyance particulier, nous risquons
effectivement d’avoir à tenir la vérité – la connaissance vraie – pour
une sorte de croyance plus particulière encore : une croyance bien
fondée ou légitime. Cela impliquerait qu’on dispose de quelque critère
plus ou moins efficace, même s’il n’est que partiel, pour en établir le
bien-fondé, d’un symptôme quelconque qui nous permette de distinguer
l’expérience vécue de la croyance bien fondée des autres expériences
liées à la croyance.
On peut
montrer que toutes les théories subjectivistes de la vérité s’efforcent
de produire un tel critère : elles voudraient lier la vérité aux sources
ou aux origines de nos croyances, la définir par des opérations de
vérification, par un ensemble de règles de recevabilité ou même, tout
simplement, la référer à la qualité de l’intime conviction du sujet.
Toutes proclament, à quelque degré, que la vérité est ce que nous sommes
fondés à croire ou à admettre, conformément à certaines règles ou à
certains critères touchant les sources ou les origines de nos
connaissances, la fiabilité, le caractère stable, le succès ou la force
de nos convictions, ou encore l’impuissance à penser d’une autre
manière.
La
théorie objectiviste de la vérité conduit à une position bien
différente. Elle nous autorise en effet à formuler des assertions comme
celles-ci : une théorie peut fort bien être vraie alors même que
personne n’y accorde foi et même s’il n’y a aucune raison de penser
qu’elle le soit, et telle autre théorie pourra être fausse alors que
nous avons d’assez bonnes raisons d’y souscrire.
Il est bien
clair qu’au regard de toute théorie subjective ou épistémique de la
vérité, de telles assertions paraîtraient receler une contradiction
interne Mais si on les envisage dans le cadre de la théorie objective de
la vérité, elles ne sont pas seulement cohérentes mais manifestement
vraies.
Il est une
autre assertion, apparentée à celles-ci, que la théorie objective de la
correspondance ferait paraître assez naturelle : quand bien même nous
nous trouverions formuler une théorie vraie, nous ne ferions
généralement là qu’émettre une supposition, et il nous serait
probablement impossible de savoir qu’elle est réellement vraie.
Une
affirmation de ce genre avait été formulée, apparemment pour la première
fois, par Xénophane il y a deux mille cinq cents ans : la théorie
objective de la vérité est donc très ancienne, elle est même antérieure à
Aristote qui l’a, lui aussi, soutenue. Mais seuls les travaux de Tarski
ont permis de dissiper les soupçons qui conduisaient à voir dans la
théorie de la vérité comme correspondance avec les faits une
contradiction interne (étant donné le paradoxe du menteur), une théorie
vide (comme le laissait entendre Ramsey), stérile ou, pour le moins,
redondante, puisque nous pouvons nous passer d’elle.
Ma
conception du progrès scientifique permet sans doute, jusqu’à un certain
point, d’en faire l’économie. Mais avec les travaux de Tarski, je n’ai
plus raison pour tenter de la contourner. Et dès lors que nous nous
proposons d’élucider la différence qui sépare la science pure de la
science appliquée, la quête de la connaissance de celle du pouvoir ou
d’instruments puissants, il nous est impossible de nous en passer. Car
cette différence tient au fait que, dans notre recherche de la
connaissance, nous sommes en quête de théories vraies ou, du moins, plus
proches que d’autres de la vérité – davantage en accord avec des faits
-, tandis que lorsque nous cherchons à forger de puissants instruments,
nous trouvons souvent tout à fait à notre convenance des théories que
l’on sait être fausses.
Ainsi, l’un
des grands avantages attachés à la théorie de la vérité objective ou
absolue est qu’elle nous permet de dire – avec Xénophane – que nous
recherchons la vérité mais que nous pouvons ignorer l’avoir trouvée, que
nous n’avons pas en notre possession de critère du vrai mais sommes
néanmoins guidés par l’idée de la vérité comme principe régulateur
(ainsi que Kant ou Peirce eussent pu le dire), et que, même s’il
n’existe pas de critères généraux permettant de reconnaître la vérité –
si ce n’est, peut-être la vérité de type tautologique -, il y a (comme
je l’expliquerai) des critères pour apprécier les progrès de la vérité.
(…)
(In :
Karl POPPER. « Conjectures et réfutations. La croissance du savoir
scientifique ». Editions Payot, 1985, pages : 330 – 335).
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