mardi 26 septembre 2017

Karl Popper. La théorie du sens commun et la théorie de "l'esprit seau".



« La théorie du sens commun est simple. Si vous ou moi désirons connaître sur le monde quelque chose qui est encore inconnu, nous n’avons qu’à ouvrir grand nos yeux pour regarder autour de nous. Et nous n’avons qu’à tendre l’oreille pour écouter les bruits, surtout ceux que font les autres. Nos divers sens sont ainsi les sources de notre connaissance – les sources ou les voies d’accès à notre esprit.

J’ai souvent appelé cette théorie : la théorie de l’esprit-seau. Notre esprit est un seau ; à l’origine, il  est vide, ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par l’intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s’accumulent et sont digérés.

Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l’esprit comme tabula rasa : notre esprit est une ardoise vide sur laquelle les sens gravent leurs messages. Certes, sur un point essentiel, la théorie de la tabula rasa va bien au-delà de la théorie du seau selon le sens commun ; je veux parler de son insistance sur la parfaite vacuité de l’esprit à la naissance. Mais, pour notre discussion, il ne s’agit que d’un point de désaccord mineur entre les deux théories, car il importe peu que nous soyons nés, ou non, avec certaines « idées innées » dans notre seau – davantage d’idées peut-être dans le cas des enfants intelligents, moins dans le cas de débiles. La thèse importante de la théorie du seau, c’est que nous apprenons l’essentiel de ce que nous apprenons effectivement, sinon tout, par l’entrée de l’expérience dans les orifices de nos sens ; de sorte que toute connaissance consiste en une information reçue par l’intermédiaire de nos sens ; autrement dit, par l’expérience. [sensorielle].

Sous cette forme, cette théorie fondamentalement erronée demeure toujours extrêmement vivante. Elle joue toujours un rôle dans les théories pédagogiques ou dans la « théorie de l’information », par exemple (bien qu’on reconnaisse parfois maintenant qu’il est impossible que le seau ne soit pas complètement vide à la naissance, mais soit doté d’un programme informatique).

Ma thèse est que la théorie du seau est foncièrement naïve et complètement erronée dans toutes ses versions, et que ses présupposés inconscients continuent d’exercer, sous une forme ou une autre, une influence désastreuse, surtout sur ceux qu’on appelle les behavioristes, parce qu’elle induit la théorie toujours puissante du réflexe conditionné, et d’autres théories qui jouissent de la plus haute réputation.

 Enumérons quelques-unes des multiples erreurs de la théorie de l’esprit-seau :

(1)   On y conçoit la connaissance comme si elle était constituée de choses ou d’entités semblables à des choses dans notre seau (telles que : idées, impressions, sensations, « sense data », éléments, expériences atomiques ou – c’est peut-être un peu mieux – expériences moléculaires, ou « Gestalten »).

(2)   La connaissance est, d’abord et avant tout, en nous : elle consiste en une information qui est parvenue jusqu’à nous et que nous avons réussi à absorber.

(3)   Il existe une connaissance directe ou immédiate ; ce sont les éléments d’informations purs, non altérés, qui sont entrés en nous et n’ont pas encore été digérés. Il ne saurait exister de connaissance plus élémentaire et plus certaine que celle-là.

On peut détailler le point (3) de la façon suivante :
(3a) toute erreur, toute connaissance erronée, selon la théorie du sens commun, vient d’une mauvaise digestion intellectuelle qui altère ces éléments d’information ultimes ou « donnés » en les interprétant mal ou en les reliant à tort à d’autres éléments ; les sources de l’erreur, ce sont les ingrédients subjectifs que nous mélangeons aux éléments d’information purs ou donnés. Ceux-ci, quant à eux, ne sont pas seulement exempts de toute erreur : ce sont les critères de toute vérité, si bien qu’il serait complètement dépourvu de sens de soulever ne serait-ce que la question de savoir s’ils ne sont pas, peut-être, trompeurs.

(3b) La connaissance donc, dans la mesure où elle est exempte de toute erreur, est essentiellement une connaissance reçue passivement ; tandis que l’erreur est toujours produite par nous activement (mais pas nécessairement intentionnellement), soit par interférence entre le « donné » et nous, soit peut-être par quelque autre défaut d’organisation : le cerveau parfait ne commettrait jamais d’erreur.

(3c) Une connaissance qui va au-delà de la pure réception des éléments donnés est, par conséquent, toujours moins certaine que la connaissance donnée ou élémentaire, qui constitue véritablement le critère de la certitude. Si je doute de quelque chose, je n’ai qu’à ouvrir à nouveau mes yeux et observer avec un œil innocent, dépourvu de tout préjugé : je dois purifier mon esprit des sources d’erreur.

(4)   Toutefois, nous avons un besoin pratique de connaissance d’une niveau un peu supérieur : d’une connaissance qui aille au-delà des simples données ou des simples éléments. Car ce dont nous avons besoin, surtout, c’est d’une connaissance qui instaure des attentes en reliant les données existantes aux éléments qui vont arriver. Cette connaissance supérieure s’instaure d’elle-même, pour l’essentiel, dira-t-on généralement, au moyen de l’association des idées ou éléments.

(5)   Les idées ou éléments sont associés s’ils apparaissent simultanément ; et, c’est le plus important, l’association est renforcée par la répétition.

(6)   C’est de cette manière que nous instaurons des attentes (si l’idée a est fortement associée à l’idée b, alors l’apparition de a fait naître une forte attente de b).

(7)   C’est de la même manière qu’émergent les croyances. Une croyance vraie est une association sans faille. Une croyance erronée est une croyance en une association entre des idées qui, quoiqu’elles aient pu apparaître parfois simultanément dans le passé, ne se répètent pas simultanément de manière infaillible.

Pour résumer : ce que j’ai appelé la théorie de la connaissance du sens commun, c’est quelque chose de très proche de l’empirisme de Locke, Berkeley et Hume, et pas très éloigné de celui des nombreux empiristes et positivistes modernes.


Critique de la théorie de la connaissance du sens commun.

Presque tout est faux dans la théorie de la connaissance du sens commun. Mais l’erreur centrale, c’est peut-être le présupposé selon lequel nous serions engagés dans ce que Dewey appelait : la quête de la certitude.

C’est ce qui conduit à isoler les données, ou éléments, ou  « sense data », ou impressions des sens, ou expériences immédiates, pour en faire le fondement assuré de toute connaissance. Mais ces données ou éléments sont bien loin de jouer ce rôle : ils n’existaient même pas du tout. Ce sont les inventions de philosophes optimistes, qui se sont arrangés pour les léguer aux psychologues.

Quels sont les faits ? Enfants, nous apprenons à décoder les messages chaotiques auxquels notre environnement nous confronte. Nous apprenons à les filtrer, à ignorer la plupart d’entre eux, et à distinguer ceux qui ont pour nous une importance biologique, soit dans l’immédiat, soit dans un futur auquel nous sommes en train de nous préparer par un processus de maturation.

Apprendre à décoder les messages qui nous parviennent est extrêmement compliqué. Cet apprentissage repose sur des dispositions innées. Nous avons, c’est mon hypothèse, une disposition innée à rapporter ces messages à un système cohérent et partiellement régulier ou ordonné : à la « réalité ». Autrement dit, notre connaissance subjective de la réalité consiste en une maturation de dispositions innées. (Soit dit en passant, cette élaboration est, à mon avis, trop perfectionnée pour pouvoir servir d’argument fort et indépendant en faveur du réalisme.) Quoi qu’il en soit, nous apprenons  à décoder par essai et élimination de l’erreur et, même si nous devenons extrêmement bons et rapides, au point de ressentir le message décodé comme s’il était « immédiat » ou « donné », il y a toujours quelques erreurs, qui sont en général corrigées par des mécanismes spéciaux d’une grande complexité et d’une efficacité remarquable.

Ainsi, toute cette histoire de « données » ou de données vraies, auxquelles la certitude serait attachée, est une théorie erronée, bien qu’elle fasse partie du sens commun.

Je reconnais que nous ressentons beaucoup de choses comme si elles étaient données de manière immédiate, et comme si elles étaient parfaitement certaines : c’est grâce à notre appareil élaboré de décodage, avec ses nombreuses procédures de vérification incorporées, qui prennent ce que Winston Churchill aurait appelé des « relevés croisés » ; ces systèmes parviennent à éliminer bon nombre des erreurs commises au décodage ; de sorte que, dans les cas où nous avons un sentiment d’immédiateté, nous ne nous trompons que rarement. Mais je récuse l’idée qu’il faille identifier en quelque façon ce sentiment d’une bonne adaptation avec des critères « donnés » de fiabilité ou de vérité. Et ces cas n’établissent en réalité pas non plus un critère « d’immédiateté » ou de « certitude » ; pas plus qu’ils ne montrent qu’il ne saurait jamais y avoir d’erreurs dans nos perceptions immédiates : la réussite est tout simplement due à notre incroyable efficacité en tant que systèmes biologiques. (Un photographe compétent fera rarement de mauvais clichés. Cela tient à sa compétence, et non au fait que ses photos devraient être considérées comme des « données », ou des « critères de la vérité », ou peut-être des « critères d’un cliché correct ».)

Nous sommes pour la plupart d’entre nous de bon observateurs, et nous avons une bonne perception. Mais ce fait est un problème qu’il faut expliquer par des théories biologiques, et non pas prendre pour base d’un quelconque dogmatisme de la connaissance directe, ou immédiate, ou intuitive. Et, après tout, nous nous trompons de temps en temps ; nous ne devons jamais oublier que nous sommes faillibles. »


(In : Karl POPPER. « La connaissance objective. » Editions Aubier, Paris, 1991, pages : 120 – 125).


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