« La théorie du sens commun est simple.
Si vous ou moi désirons connaître sur le monde quelque chose qui est
encore inconnu, nous n’avons qu’à ouvrir grand nos yeux pour regarder
autour de nous. Et nous n’avons qu’à tendre l’oreille pour écouter les
bruits, surtout ceux que font les autres. Nos divers sens sont ainsi les
sources de notre connaissance – les sources ou les voies d’accès à
notre esprit.
J’ai souvent appelé cette théorie : la
théorie de l’esprit-seau. Notre esprit est un seau ; à l’origine, il
est vide, ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par
l’intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir
pour le remplir par en haut) ; ils s’accumulent et sont digérés.
Dans le monde philosophique, cette
théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l’esprit
comme tabula rasa : notre esprit est une ardoise vide sur laquelle les
sens gravent leurs messages. Certes, sur un point essentiel, la théorie
de la tabula rasa va bien au-delà de la théorie du seau selon le sens
commun ; je veux parler de son insistance sur la parfaite vacuité de
l’esprit à la naissance. Mais, pour notre discussion, il ne s’agit que
d’un point de désaccord mineur entre les deux théories, car il importe
peu que nous soyons nés, ou non, avec certaines « idées innées » dans
notre seau – davantage d’idées peut-être dans le cas des enfants
intelligents, moins dans le cas de débiles. La thèse importante de la
théorie du seau, c’est que nous apprenons l’essentiel de ce que nous
apprenons effectivement, sinon tout, par l’entrée de l’expérience dans
les orifices de nos sens ; de sorte que toute connaissance consiste en
une information reçue par l’intermédiaire de nos sens ; autrement dit,
par l’expérience. [sensorielle].
Sous cette forme, cette théorie
fondamentalement erronée demeure toujours extrêmement vivante. Elle joue
toujours un rôle dans les théories pédagogiques ou dans la « théorie de
l’information », par exemple (bien qu’on reconnaisse parfois maintenant
qu’il est impossible que le seau ne soit pas complètement vide à la
naissance, mais soit doté d’un programme informatique).
Ma thèse est que la théorie du seau est
foncièrement naïve et complètement erronée dans toutes ses versions, et
que ses présupposés inconscients continuent d’exercer, sous une forme ou
une autre, une influence désastreuse, surtout sur ceux qu’on appelle
les behavioristes, parce qu’elle induit la théorie toujours puissante du
réflexe conditionné, et d’autres théories qui jouissent de la plus
haute réputation.
Enumérons quelques-unes des multiples erreurs de la théorie de l’esprit-seau :
(1) On y conçoit la connaissance comme
si elle était constituée de choses ou d’entités semblables à des choses
dans notre seau (telles que : idées, impressions, sensations, « sense
data », éléments, expériences atomiques ou – c’est peut-être un peu
mieux – expériences moléculaires, ou « Gestalten »).
(2) La connaissance est, d’abord et
avant tout, en nous : elle consiste en une information qui est parvenue
jusqu’à nous et que nous avons réussi à absorber.
(3) Il existe une connaissance directe
ou immédiate ; ce sont les éléments d’informations purs, non altérés,
qui sont entrés en nous et n’ont pas encore été digérés. Il ne saurait
exister de connaissance plus élémentaire et plus certaine que celle-là.
On peut détailler le point (3) de la façon suivante :
(3a) toute erreur, toute connaissance
erronée, selon la théorie du sens commun, vient d’une mauvaise digestion
intellectuelle qui altère ces éléments d’information ultimes ou
« donnés » en les interprétant mal ou en les reliant à tort à d’autres
éléments ; les sources de l’erreur, ce sont les ingrédients subjectifs
que nous mélangeons aux éléments d’information purs ou donnés. Ceux-ci,
quant à eux, ne sont pas seulement exempts de toute erreur : ce sont les
critères de toute vérité, si bien qu’il serait complètement dépourvu de
sens de soulever ne serait-ce que la question de savoir s’ils ne sont
pas, peut-être, trompeurs.
(3b) La connaissance donc, dans la mesure
où elle est exempte de toute erreur, est essentiellement une
connaissance reçue passivement ; tandis que l’erreur est toujours
produite par nous activement (mais pas nécessairement
intentionnellement), soit par interférence entre le « donné » et nous,
soit peut-être par quelque autre défaut d’organisation : le cerveau
parfait ne commettrait jamais d’erreur.
(3c) Une connaissance qui va au-delà de
la pure réception des éléments donnés est, par conséquent, toujours
moins certaine que la connaissance donnée ou élémentaire, qui constitue
véritablement le critère de la certitude. Si je doute de quelque chose,
je n’ai qu’à ouvrir à nouveau mes yeux et observer avec un œil innocent,
dépourvu de tout préjugé : je dois purifier mon esprit des sources
d’erreur.
(4) Toutefois, nous avons un besoin
pratique de connaissance d’une niveau un peu supérieur : d’une
connaissance qui aille au-delà des simples données ou des simples
éléments. Car ce dont nous avons besoin, surtout, c’est d’une
connaissance qui instaure des attentes en reliant les données existantes
aux éléments qui vont arriver. Cette connaissance supérieure s’instaure
d’elle-même, pour l’essentiel, dira-t-on généralement, au moyen de
l’association des idées ou éléments.
(5) Les idées ou éléments sont associés
s’ils apparaissent simultanément ; et, c’est le plus important,
l’association est renforcée par la répétition.
(6) C’est de cette manière que nous
instaurons des attentes (si l’idée a est fortement associée à l’idée b,
alors l’apparition de a fait naître une forte attente de b).
(7) C’est de la même manière
qu’émergent les croyances. Une croyance vraie est une association sans
faille. Une croyance erronée est une croyance en une association entre
des idées qui, quoiqu’elles aient pu apparaître parfois simultanément
dans le passé, ne se répètent pas simultanément de manière infaillible.
Pour résumer : ce que j’ai appelé la
théorie de la connaissance du sens commun, c’est quelque chose de très
proche de l’empirisme de Locke, Berkeley et Hume, et pas très éloigné de
celui des nombreux empiristes et positivistes modernes.
Critique de la théorie de la connaissance du sens commun.
Presque tout est faux dans la théorie de
la connaissance du sens commun. Mais l’erreur centrale, c’est peut-être
le présupposé selon lequel nous serions engagés dans ce que Dewey
appelait : la quête de la certitude.
C’est ce qui conduit à isoler les
données, ou éléments, ou « sense data », ou impressions des sens, ou
expériences immédiates, pour en faire le fondement assuré de toute
connaissance. Mais ces données ou éléments sont bien loin de jouer ce
rôle : ils n’existaient même pas du tout. Ce sont les inventions de
philosophes optimistes, qui se sont arrangés pour les léguer aux
psychologues.
Quels sont les faits ? Enfants, nous
apprenons à décoder les messages chaotiques auxquels notre environnement
nous confronte. Nous apprenons à les filtrer, à ignorer la plupart
d’entre eux, et à distinguer ceux qui ont pour nous une importance
biologique, soit dans l’immédiat, soit dans un futur auquel nous sommes
en train de nous préparer par un processus de maturation.
Apprendre à décoder les messages qui nous
parviennent est extrêmement compliqué. Cet apprentissage repose sur des
dispositions innées. Nous avons, c’est mon hypothèse, une disposition
innée à rapporter ces messages à un système cohérent et partiellement
régulier ou ordonné : à la « réalité ». Autrement dit, notre
connaissance subjective de la réalité consiste en une maturation de
dispositions innées. (Soit dit en passant, cette élaboration est, à mon
avis, trop perfectionnée pour pouvoir servir d’argument fort et
indépendant en faveur du réalisme.) Quoi qu’il en soit, nous apprenons à
décoder par essai et élimination de l’erreur et, même si nous
devenons extrêmement bons et rapides, au point de ressentir le message
décodé comme s’il était « immédiat » ou « donné », il y a toujours
quelques erreurs, qui sont en général corrigées par des mécanismes spéciaux d’une grande complexité et d’une efficacité remarquable.
Ainsi, toute cette histoire de « données » ou de données vraies, auxquelles la certitude serait attachée, est une théorie erronée, bien qu’elle fasse partie du sens commun.
Je reconnais que nous ressentons beaucoup
de choses comme si elles étaient données de manière immédiate, et comme
si elles étaient parfaitement certaines : c’est grâce à notre appareil
élaboré de décodage, avec ses nombreuses procédures de vérification
incorporées, qui prennent ce que Winston Churchill aurait appelé des
« relevés croisés » ; ces systèmes parviennent à éliminer bon nombre des
erreurs commises au décodage ; de sorte que, dans les cas où nous avons
un sentiment d’immédiateté, nous ne nous trompons que rarement. Mais je
récuse l’idée qu’il faille identifier en quelque façon ce sentiment
d’une bonne adaptation avec des critères « donnés » de fiabilité ou de
vérité. Et ces cas n’établissent en réalité pas non plus un critère
« d’immédiateté » ou de « certitude » ; pas plus qu’ils ne montrent
qu’il ne saurait jamais y avoir d’erreurs dans nos perceptions
immédiates : la réussite est tout simplement due à notre incroyable
efficacité en tant que systèmes biologiques. (Un photographe compétent
fera rarement de mauvais clichés. Cela tient à sa compétence, et non au
fait que ses photos devraient être considérées comme des « données », ou
des « critères de la vérité », ou peut-être des « critères d’un cliché
correct ».)
Nous sommes pour la plupart d’entre nous
de bon observateurs, et nous avons une bonne perception. Mais ce fait
est un problème qu’il faut expliquer par des théories biologiques, et
non pas prendre pour base d’un quelconque dogmatisme de la connaissance
directe, ou immédiate, ou intuitive. Et, après tout, nous nous trompons
de temps en temps ; nous ne devons jamais oublier que nous sommes
faillibles. »
(In : Karl POPPER. « La connaissance objective. » Editions Aubier, Paris, 1991, pages : 120 – 125).
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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.
Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".
Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.
Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :
"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".
Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".
Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".