vendredi 2 février 2018

Karl POPPER. "Digressions sur le déterminisme physique, philosophique et psychologique".



« (…) J’aimerais faire ici une courte digression pour marquer la distinction entre le problème du déterminisme physique, qui est à mes yeux d’une importance fondamentale, et le pseudo-problème que nombre de philosophes et de psychologues, à la suite de Hume, lui ont substitué.

Hume a interprété le déterminisme (qu’il appelait « la doctrine de la nécessité », ou « la doctrine de la conjonction constante ») comme la doctrine qui dit que : « des causes semblables produisent toujours des effets semblables » et que « des effets semblables résultent nécessairement de causes semblables ». Quant aux actions et volitions humaines, il considérait, plus particulièrement, « qu’un spectateur peut communément conclure nos actions de nos motifs et de notre caractère ; même quand il ne le peut pas, il conclut en général qu’il le pourrait, s’il connaissait parfaitement toutes les circonstances de notre situation et de notre caractère et les ressort les plus secrets (…) de notre disposition. Or c’est l’essence même de la nécessité (…) » Ce que les successeurs de Hume traduisirent ainsi : nos actions, nos volitions, nos goûts, nos préférences sont psychologiquement « causés » par nos expériences antérieures (les « motifs ») et, au bout du compte, par notre hérédité et notre environnement.

Certes cette doctrine, que nous pouvons appeler déterminisme philosophique, ou psychologique, est tout autre chose que le déterminisme physique ; mais c’est surtout une doctrine qu’un déterministe physique, qui entend un tant soit peu la question, ne pourra guère prendre au sérieux. Car la thèse de déterminisme philosophique (« des effets semblables ont des causes semblables » ou « tout événement a une cause ») est si vague qu’elle est parfaitement compatible avec l’indéterminisme physique.

L’indéterminisme – ou, pour être plus précis, l’indéterminisme physique – est tout simplement la doctrine selon laquelle les événements du monde physique ne sont pas tous prédéterminés avec une absolue précision, dans les plus infimes détails. Hormis cela, il est compatible avec à peu près tous les degrés de régularité qu’on voudra, et il n’implique donc pas l’idée qu’il y aurait des « événements sans cause » ; tout simplement parce que les termes « événement » et « cause » sont suffisamment vagues pour rendre la doctrine se laquelle « tout événement a une cause » compatible avec l’indéterminisme physique. Alors que le déterminisme physique exige une prédétermination physique complète et infiniment précise qui exclue toute exception quelle qu’elle soit, l’indéterminisme physique affirme seulement que le déterminisme est faux et qu’il y a au moins quelques exceptions, ici ou là, à une prédétermination précise.

Ainsi, même la formule « tout événement physique observable ou mesurable a une cause physique observable ou mesurable » est encore compatible avec l’indéterminisme physique, tout simplement parce qu’aucune mesure ne peut être infiniment précise : car le point clé du déterminisme physique, c’est que, sur la base de la dynamique newtonienne, il affirme l’existence d’un monde d’une précision mathématique absolue. Et, bien que cette affirmation aille au-delà du domaine de l’observation possible (comme l’avait bien vu Pierce), il est néanmoins testable, en principe, avec toute la précision qu’on voudra ; et il a effectivement résisté à des tests d’une étonnante précision.

A l’inverse, la formule « tout événement a une cause » ne dit rien sur la précision ; et, si on examine plus particulièrement les lois de la psychologie, il n’y a même plus rien qui suggère l’idée de la précision. Ceci vaut aussi bien pour une psychologie « behavioriste » que pour une psychologie « introspective » ou « mentaliste ». Dans le cas d’une psychologie mentaliste, c’est évident. Mais même un behavioriste peut seulement, dans le meilleur cas, prédire que, sous certaines conditions, un rat mettra entre vingt et vingt-deux secondes pour parcourir un labyrinthe : il n’aura aucune idée de la manière dont, en spécifiant de façon de plus en plus précise les conditions expérimentales, il pourrait faire des prédictions qui deviennent de plus en plus précises – et, en principe, d’une précision sans limite. S’il en va ainsi, c’est que les « lois » behavioristes ne sont pas, comme les lois de la physique newtonienne, des équations différentielles et que toute tentative pour introduire des équations différentielles de ce genre mènerait, au-delà du behaviorisme, à la physiologie, et donc, pour finir, à la physique ; ce qui nous ramènerait au problème du déterminisme physique.

Comme l’a fait observer Laplace, le déterminisme physique implique que tout événement physique du futur lointain (ou du passé lointain) puisse faire l’objet d’une prédiction (ou d’une rétrodiction) avec tout le degré de précision qu’on voudra, pourvu que nous disposions d’un savoir suffisant sur l’état présent du monde physique. De son côté, la thèse d’un déterminisme philosophique (ou psychologique) du type de celui de Hume n’affirme, même dans son interprétation le plus forte, rien de plus que ceci : toute différence observable entre deux événements est corrélée, par l’intermédiaire d’une certaine loi, peut-être encore inconnue, à une certaine différence – une différence observable peut-être – dans l’état précédent du monde ; c’est une affirmation manifestement beaucoup plus faible ; et, ajouterai-je incidemment, on pourrait continuer de la soutenir, quand bien même la plupart de nos expériences, réalisées sous des conditions qui maintiendraient en apparence « toutes choses égales », donneraient des résultats différents. Ce point a été très clairement formulé par Hume lui-même. « Même quand il y a parfaite égalité des expériences contraires, nous n’écartons pas les notions de cause et de nécessité ; mais (…) nous concluons que le hasard (apparent) (…) se trouve seulement dans (…) l’imperfection de notre connaissance, mais non dans les choses elles-mêmes qui sont, dans tous les cas, également nécessaires (c’est-à-dire déterminées), bien qu’en apparence elles ne soient pas également constantes et certaines. »

C’est pourquoi un déterminisme philosophique humien, et plus particulièrement un déterminisme psychologique, manque ce qui fait la pointe du déterminisme physique. Car, dans la physique newtonienne, les choses avaient réellement l’air de se passer comme si toute indétermination apparente dans un système n’était due en fait simplement qu’à notre ignorance, de sorte que, si nous avions disposé d’une information complète sur le système, toute apparence d’indétermination aurait disparu. La psychologie de son côté n’a jamais eu ce caractère.

Le déterminisme physique, pourrait-on dire rétrospectivement, était une rêverie d’omniscience qui semblait en voie de se réaliser davantage à chaque progrès en physique jusqu’à ce qu’il devint un cauchemar apparemment sans issue. Mais les rêveries parallèles des psychologues ne furent jamais autre chose que des châteaux en Espagne : c’étaient des rêves utopiques de faire jeu égal avec la physique, avec ses méthodes mathématiques et ses puissantes applications ; et, peut-être même, de la dépasser en façonnant les hommes et les sociétés. (Bien que ces rêves totalitaires ne soient pas sérieux du point de vue scientifique, ils sont très dangereux politiquement ; mais puisque j’ai traité de ces dangers ailleurs, je n’ai pas l’intention de discuter ce problème ici).


(In : Karl POPPER. « La connaissance objective ». Éditions Aubier, Paris, 1991, pages : 336 – 340).















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