vendredi 15 juin 2018

Alain BOYER. Le caractère éminement social de l'activité scientifique.







« (…) Les paradigmes kuhniens sont éminemment dangereux, car ils sont l’expression d’une fermeture des circuits de la communication à deux niveaux :

1/ à l’intérieur du paradigme, lorsque la spécialisation forcenée, la routine, le respect des hiérarchies établies et des dogmes enseignés à l’université bloquent la machine critique, machine à produire des débats conflictuels et des remises en cause permanentes, sans oublier que dans un débat critique il faut des avocats dans toutes les parties : il faut aussi défendre des théories. Il faut pouvoir critiquer la critique : cf. C.G.K. dans la contribution de Popper, « La science normale et ses dangers », p. 55 : « Le scientifique dogmatique a aussi un rôle à jouer ». Science objective implique pluralisme des opinions : « La valeur d’une discussion dépend largement de la variété des points de vue. Si la tour de Babel n’avait pas existé, nous aurions dû l’inventer (C. & R., p. 352).

2/ à l’extérieur du paradigme, lorsque chaque « discipline » se referme sur elle-même, avec ses propres « puzzles », comme dit Kuhn, son discours ésotérique, réservé, lorsqu’il devient impossible de passer les frontières de telles « sociétés fermées » et que chacun parle de son langage propre, introduisant au besoin des stratégies de défense contres les voyageurs « gênants », contre les échanges intempestifs ; du protectionnisme scientifique, en quelque sorte : « De cellule à cellule de discipline à discipline, la communication n’a pas cours (…) Le spécialiste est une espèce qui n’a pas la parole, qui ne peut se faire comprendre de l’espèce voisine » (M. Serres, op. cit., p. 87).

Le groupe des scientifiques, après avoir conquis son autonomie par rapport à toute autorité extérieure (politique, religieuse, idéologique, sinon économique ou militaire), risque de se transformer lui-même en autorité, c’est-à-dire en pouvoir incontrôlable, et donc, paradoxalement, de réintroduire un « sujet » dans la science : sujet « collectif » mais sujet dont tout de même de par son statut monolithique, non critiquable et tout-puissant (cf. J.T. Desanti, 1976, ch. I et ch. II, p. 90 – 94).

L’objectivité comme produit social.

Ces dangers de nature socio-politique nous font comprendre, a contrario quelle est l’importance des conditions socio-politiques dans l’émergence des savoirs objectifs. Pour isoler ses conditions, demandons-nous comment nous pourrions arrêter le progrès scientifique :

« En fermant ou en contrôlant les laboratoires de recherche, en supprimant ou en contrôlant les périodiques scientifiques et les autres moyens de discussion, en supprimant les universités et les autres écoles, en supprimant les livres, les imprimeries, l’écriture, et en fin de compte la parole » (M.H., 32 : « La théorie institutionnelle du progrès », p. 152).

A la nécessité de ne pas contrôler, d’un point de vue extra-scientifique, les recherches, s’oppose donc la nécessité de ne pas laisser se refermer sur lui-même le monde savant. Problème délicat, auquel la connaissance des mérites de l’interdisciplinarité semble apporter une réponse somme toute assez faible. Il faudrait se demander plus précisément :

1/ comment les circuits de communication se bloquent à l’intérieur de chaque ensemble institutionnel et théorique et quels sont les facteurs déterminants qui provoquent les « ratés » de la communication entre chercheurs de différentes spécialités.

2/ s’il faut imaginer de ramener les différentes « langues » à l’unité, par un coup de force à la manière néo-positiviste, ou s’il faut poser les problèmes de la traduction de ces langues dans des termes plus précis : soit politiques et institutionnels.

3/ si les « bruits » gênants et les ruptures de dialogue ne sont pas souvent liés à l’existence de pouvoirs, macroscopiques (l’Etat, l’industrie…) ou microscopiques (relations intersubjectives dans les groupes de travail…).

4/ si l’on peut comprendre le rapport des sciences aux pouvoirs sociaux en faisant l’économie d’une analyse de la science comme pouvoir, force productive, source de rapports sociaux nouveaux et enjeu de luttes qui la dépassent.

Ces questions sont réelles et actuelles. Popper ne les pose pas explicitement, mais elles nous semblent pouvoir être induites de sa problématique, si l’on garde toutefois une certaine méfiance à l’égard de tout sociologisme, c’est-à-dire la prétention à rendre compte de tous les phénomènes intéressants par l’existence de problèmes dans les relations sociales, ce qui serait confondre une fois de plus les conditions (sociales) de production de l’objet avec l’objet produit. Mais la prise en compte du caractère social ou public de la science est une arme contre tous les psychologismes, y compris celui des « sociologues de la connaissance » (cf. O.S., ch. 23), qui « négligent) le fait que (l’)intersubjectivité (de la science) et ses institutions, destinées à la dissémination et à la discussion des nouvelles idées, sont la sauvegarde de l’objectivité scientifique » (M.H., p. 154).

La prise en compte du caractère éminemment social de l’objectivité scientifique permet d’éliminer une dernière possibilité de psychologisme, sous la forme d’une exaltation volontariste de « l’objectivité » et du « désintéressement » du savant lui-même :

« Il est de quelque intérêt que ce qu’on appelle couramment l’objectivité scientifique soit fondé dans une certaine mesure sur des institutions sociales. La conception naïve selon laquelle l’objectivité scientifique repose sur une attitude mentale ou psychologique du savant individuel, sur sa discipline, son attention, et son indépendance scientifique, engendre en réaction la conception sceptique selon laquelle les savants ne peuvent jamais être objectifs ». (M.H., p. 153).

Car comme tout psychologisme, le volontarisme ne peut garantir aucun espèce d’objectivité, puisqu’en dernier ressort, il tire sa force (et sa faiblesse) des ressources d’un « esprit » qui, fût-il « esprit scientifique », reste toujours lié au domaine obscur des « passions humaines », difficilement réductibles à des invariants producteurs de « modèles objectifs de contrôle ».

En ce sens là, il n’existe guère plus « d’éthique scientifique » que « d’esprit scientifique » (cf. Medawar, P.K.P., p. 275). « Si l’objectivité scientifique était fondée, comme la théorie sociologiste de la connaissance l’assume naïvement, sur l’impartialité ou l’objectivité du savant individuel, alors nous devrions en faire notre deuil » (O.S., II, p. 217). Il suffit d’ailleurs de consulter l’histoire des sciences pour constater que « le savant froid et désintéressé est un mythe » (Scheffler, 1967, p. 2). 

Mythe dangereux puisqu’il conduit au scepticisme : aucun homme de science ne peut, par une sorte d’ascèse volontaire et admirable, « se purger de (ses) préjugés dans (son) domaine particulier » (O.S., ibid.). Car chacun de nous, aussi « objectif » soit-il « est soumis à la pression d’un système de préjugés (ou « idéologie ») et accepte certaines choses comme évidentes, de manière non critique et même avec la croyance naïve et sûre d’elle-même que toute critique est superflue ». Seul le défi de la critique intersubjective peut permettre de séparer (avec plus ou moins de succès selon « l’exactitude » de la science) l’objectif du subjectif en isolant des résultats invariants.

Toute déontologie « du » savant risque d’introduire un élément de psychologisme et un élément d’autorité. De plus, le volontarisme moral est contredit par la pratique des scientifiques eux-mêmes, qui sont loin de ressembler à l’imagerie idéaliste qu’on en donne quelquefois. « Ni l’aridité ni l’ancienneté d’un problème de science naturelle n’empêche la partialité et l’intérêt personnel du savant individuel, et si nous devions dépendre de son attitude, alors la science serait tout à fait impossible »(M.H., p. 153). Enfin, il faut souligner qu’une éthique de « l’Esprit scientifique » peut-être dangereuse pour la science même, dont nous avons isolé l’une des conditions de possibilité dans l’existence (de droit) d’un pluralisme (ce qui ne veut évidemment pas dire que les scientifiques sont de fait toujours en désaccord. Mais la possibilité du désaccord est au fondement du tout accord réel). Non seulement « on ne doit pas négliger le fait qu’il y a des savants poètes, des savants philosophes et même quelques mystiques (et que) les savants assujettis à des normes (obligative) doivent être bien rares » (Medawar, in P.K.P., p. 279), mais on doit également souhaiter que cela dure. L’objectivité est en effet proportionnelle à « la concurrence de la pensée, c’est-à-dire à la liberté » (M.H., p. 156) ; son maintien exige donc la sauvegarde des différences en particulier la diversité des problématiques, des hypothèses, des méthodes et donc, en dernière analyse, la diversité des créateurs. Le nivellement des imaginations et des désirs est incompatible avec le progrès de la science. Cet élément individuel, irréductible, de la pensée, ne peut d’ailleurs être totalement contrôlé par des institutions ; comme l’avait vu Spinoza la domination sociale totale (la tyrannie) est impossible (cf. Traité théologico-politique, ch. XVII, p. 278 ; et M.H., n.5, p. 164). 

L’hypothèse d’un contrôle social total obtenu par la science elle-même (biologie ou psychologie) est incompatible avec l’objectivité de la science : « Si la croissance de la raison doit se poursuivre et la rationalité humaine survivre, la diversité des individus et de leurs opinions, but et desseins ne doit jamais être contrariée »(M.H., p. 156). Cette conception d’apparence paradoxale est en fait étroitement analogue à la théorie de l’évolution puisque « la cause principale de l’évolution et du progrès est la variété des éléments soumis à la sélection » (ibid.). Ainsi, alors que l’intervention de la subjectivité est irrecevable dans la constitution de l’objet scientifique et que, au contraire, toutes les procédures d’objectivation sont pour une grande par des opérateurs d’élimination de la subjectivité et de contrôle de ses produits, il s’avère que l’une des conditions nécessaires de l’existence de la science réside précisément dans la diversité des sujets et leurs différences. Mais alors que le point de vue volontariste de « l’esprit scientifique » veut « filtrer », si l’on peut dire, la subjectivité, dans le sujet lui-même, exhibant une silhouette de savant décharné, stéréotypé, sans relief individuel puisqu’en quelque sorte éduqué par la discipline scientifique dans un même moule (paradigme ?), et fait de la Cité scientifique comme un nouvel ordre monacal au service désintéressé de la Science, la problématique ici ébauchée tend à fournir une image opposée au travail scientifique, puisque son homogène, différencié, et ce en considérant que le « filtrage » de la subjectivité ne doit s’effectuer qu’au niveau de la validation intersubjective, véritable rasoir d’Occam servant à contrôler la multiplication des entités superflues produites par les sujets dans leur coopération concurrente. »


(In : Alain BOYER. « Introduction à la lecture de Karl POPPER ». Editions Presses de l’école normale supérieure, Paris, 1994, pages : 41 – 45).

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