vendredi 15 juin 2018

Alain Boyer. Sur le rationalisme critique.



Rationalisme critique : position philosophique défendue par Popper. Son point de départ réside dans le constat de notre ignorance et de notre faillibilité (Socrate, Peirce). Les sceptiques avaient raison : il n’y a pas de critère de vrai. Toute connaissance accroît le nombre de nos questions, mais il n’est pas nécessaire de disposer d’un critère ni d’une méthode pour progresser, si l’on est disposé à apprendre par ses erreurs, et à soumettre ses idées à la critique des autres. La question centrale de l’épistémologie n’est pas celle de fondement, mais celle des conditions de possibilité de l’accroissement des connaissances. Hume avait raison de prétendre que l’induction est logiquement illégitime. Mais elle n’est pas non plus nécessaire : la science est un processus de formation et de sélection des hypothèses, et non de passage inductif de l’observé au non observé. Les anticipations théoriques sont antérieures à l’observation (théoréticisme) et le rôle de l’expérience est avant tout sélectif (négativisme), comme l’est celui du milieu dans la perspective darwinienne. L’entendement est législateur, mais faillible. Seule l’expérience en dernier ressort peut permettre de décider de la fausseté d’un énoncé synthétique (empirisme).

Notre question ne saurait être : « comment pouvons-nous éviter de nous tromper ? », mais : « comment pouvons-nous espérer détecter nos erreurs et en profiter ? ». Nous ne pouvons le faire que par la délibération intersubjective, dont la possibilité renvoie à la démocratie, cadre dans lequel les conflits peuvent recevoir des solutions non violentes. Mais la critiquabilité des hypothèses suppose que certaines règles du jeu soient acceptées, en particulier celles qui proscrivent l’usage de « stratégies immunisantes », aptes à protéger une théorie de tout risque de réfutation. La science ne vise pas la certitude, ou la probabilité, mais la croissance du contenu informatif vrai : les théories potentiellement les plus informatives sont les plus audacieuses, les plus risquées. Encore faut-il ne pas seulement chercher à les confirmer, mais à les réfuter, car seuls les tests qui sont le résultat de tentatives de réfutation peuvent réellement corroborer.

La science ne vise pas seulement la prédiction, mais aussi l’explication de plus en plus « profonde » des structures objectives de la réalité, sans qu’aucune explication puisse être à jamais considérée comme ultime (réalisme critique). Le dogmatisme est un irrationalisme, bien qu’il soit absolument nécessaire de défendre une théorie critiquée. La science n’est pas définie par un « esprit », mais par des institutions, des traditions et des programmes de recherche. Il convient de renoncer à tout projet cathartique : un esprit sans préjugés est impossible, et l’on ne peut tout critiquer en même temps (anti-radicalisme). Tout est en droit critiquable et révisable, sauf les méta-principes logiques de l’argumentation : transmission du vrai des prémisses à la conclusion, et retransmission du faux. Dans ce cadre, la diversité des imaginaires est indispensable à la prolifération linguistique objectif ; toute théorie ayant une infinité de conséquences, aucun esprit fini ne peut la comprendre totalement. L’aperception d’une contradiction objective et le désir de la lever sont les moteurs du progrès, à la fois conservateur et révolutionnaire.

Si la saisie d’un contenu objectif de pensée peut amener à un changement dans le comportement des êtres matériels, alors le monde physique ne peut être totalement déterminé et causalement clos, et la science est transcendantalement incomplète. Le nier reviendrait à accepter une harmonie préétablie Le fait que nous ne pourrons peut-être jamais réduire totalement les produits émergents de l’évolution de l’Univers aux lois de la physique ne veut pas dire qu’il ne faut pas chercher à le faire scientifiquement, au moins pour découvrir de nouveaux problèmes : ce qui résiste à la réduction (indice d’objectivité).

Le rationalisme critique est anti-élitiste et anti-autoritaire. Mais il ne cherche pas à éliminer les traditions, car la critique n’est pas synonyme de « table rase ». Politiquement, l’attitude la plus rationnelle est un réformisme conscient des « résistances du matériau social à nos tentatives de la transformer », et prompt à reconnaître ses erreurs, tout action ayant des conséquences inattendues. L’histoire n’est pas inéluctablement déterminée. Plutôt que de chercher à réaliser le bonheur de tous, il convient de chercher à diminuer les souffrances (utilitarisme négatif). L’impératif catégorique prend la forme suivante : « Considère toujours ton interlocuteur non tant comme un réceptacle passif de tes théories que comme un critique potentiel de celles-ci ! ».

Le rationalisme critique est un produit de la « société ouverte ». Si les individus prennent conscience du fait que l’ordre social n’est pas naturel ou garanti par une transcendance, mais qu’il n’est pas non plus malléable à volonté, ils peuvent renoncer aux certitudes sécurisantes et intolérables, et se reconnaître réciproquement comme des êtres partiellement autonomes mais faillibles.

La raison critique peut être substituée à la violence : apprendre à « tuer » les idées par le débat public rationnel plutôt qu’en sacrifier les porteurs. Selon Popper, le rationaliste critique sait que sont choix de la raison est volontaire et irrationnel. En revanche, selon W. Bartley, ce choix est rationnel, puisque il est critiquable, tout en n’étant évidemment pas justifiable (comprehensive critical rationalism).

Le rationalisme critique est anti-relativiste : l’idée de Vérité absolue permet seule de rendre compte de notre faillibilité. Les valeurs ne peuvent être déduites des faits(Hume), et l’autonomie de la science entraîne celle de l’éthique. Le réel n’est pas rationnel, mais nous pouvons partiellement le rationaliser. L’émancipation est elle-aussi une quête sans fin. »


(In : Alain BOYER. « Introduction à la lecture de Karl POPPER. » Editions Presses de l’Ecole Normale Supérieure. Paris, pages : 278 – 280).

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