samedi 13 décembre 2014

Karl POPPER : sur le dogmatisme, et le concept inductiviste de sens.








« (…) Le dogmatisme d’une doctrine peut consister en ceci (dogme non protégé) que les propositions sont formulées et assertées comme vraies sans justifications suffisante. « Dogmatique » en ce sens serait par exemple l’Éthique de Spinoza : ses axiomes, etc. doivent être admis et tenus pour immédiatement évidents et justifiés par eux-mêmes (ou quelque chose de ce genre). Mais avec cette forme de dogmatisme, il serait toujours pensable qu’une telle proposition (logique ou empirique) soit réfutée en montrant une contradiction, qu’il s’agisse d’une contradiction intérieure ou d’une contradiction avec l’expérience.

Mais il y a aussi une forme de dogmatisme (dogme protégé) dont le « caractère dogmatique » est beaucoup plus fortement marqué : les dogmes peuvent être garantis par des dogmes de telle manière qu’en toutes circonstances ils demeurent nécessairement intouchables. La dialectique de Hegel offre l’exemple d’une telle protection.

En croyant avoir rendu impossible toute métaphysique spéculative et tout rationalisme dogmatique par la preuve que la pure raison spéculative s’égare dans des contradictions, (et des pseudo-problèmes), Kant n’avait pas pris en compte une possibilité : la métaphysique dogmatique peut se protéger contre l’objection en évaluant simplement la contradiction autrement, à savoir positivement.
Hegel ne cherche pas du tout à justifier la preuve de Kant, mais il érige immédiatement sa dialectique sur le concept de la contradiction considérée comme un facteur nécessaire et éminemment productif de toute pensée. Grâce à cette tactique, non seulement l’attaque de Kant, mais encore toute objection pensable perd son assise : elle n’est même pas repoussée, car elle ne peut pas concerner le système (elle ne concerne toujours que sa propre antithèse). Toute objection pensable contre le système ne pourrait consister qu’à en montrer les contradictions internes. Mais une telle preuve n’ébranle en rien le système dialectique, il le renforce et le confirme plutôt.

Sous la protection particulière de la dialectique, le système se tient à l’extérieur, au-dessus de toute discussion. Il repose dans une « couche supérieure de la raison », il a rompu tous les ponts (ou peut-être mieux : toutes les échelles) qui conduisent du plan discutable jusqu’à lui.

Une forme de dogmatisme tout à fait analogue est le credo quia absurdum de Tertullien : si l’absurdité, la contradiction interne est élevée au rang de motif de la croyance, cette dernière est sur un plan inaccessible aux arguments. (Et c’est bien là aussi « l’essence » la plus intime de la croyance).

C’est précisément cette même protection que l’on peut obtenir en introduisant le concept inductiviste de sens. Une fois ce concept introduit, tout combat contre lui est vain : toute objection est jugée comme vide de sens. Aucune objection adressée au concept de sens ne peut en effet relever de la « science de la nature » (et être ainsi douée de sens), puisque le concept de sens n’est pas lui-même un concept qui relève de la science de la nature. Il se tient sur un plan supérieur ; il demeure toujours hors de portée des arguments dont il reconnaît la validité.

Il ne peut bien sûr pas non plus être justifié d’une manière douée de sens : la « méthode correcte en philosophie » ne consiste pas à justifier le concept de sens en argumentant mais seulement à rejeter tout objection comme vide de sens, comme une pseudo-objection. (Elle est donc une méthode apologétique du pseudo-problème). Mais l’intronisation du concept de sens est donc vide de sens si elle entreprend d’argumenter. Du moins doit-elle nécessairement après coup être reconnue comme une entreprise vide de sens ; à savoir dès qu’on l’a réalisée une seule fois.

Cette connaissance selon laquelle toute discussion du concept de sens, même son intronisation argumentée, est vide de sens est donc le dernier mot de l’argumentation philosophique. Après quoi elle devient muette : les vaisseaux sont brûlés, les ponts rompus, les échelles rejetées. Et c’est en effet ainsi que Wittgenstein lui-même conclut : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dénuées de sens, lorsque grâce à elles – sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire rejeter l’échelle après y être monté.) … Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde… Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire. » ».


(In : Karl POPPER. « Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance ». Éditions Herrmann, Paris, 1999, pages : 310 – 311).


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