vendredi 26 décembre 2014

Renée BOUVERESSE-QUILLOT et Roland QUILLOT. Sur la possibilité de "l'inconscient", tel qu'envisagé par la psychanalyse...





"La psychanalyse offre-t-elle des arguments nouveaux pour justifier sa thèse que l’existence de processus inconscients met en question le contrôle que le sujet conscient peut avoir sur son comportement ? On peut en douter. Les actes manqués, qu’elle invoque parfois, sont des événements insignifiants, que la conscience tolère en général parce qu’ils n’ont pas de conséquences. Les symptômes névrotiques, eux, sont plus sérieux, et donnent effectivement l’image claire de ce que peut être un homme dominé par des forces qu’il ne connaît pas : mais ils ont, par définition, quelque chose de pathologique, et présupposent donc la possibilité pour l’homme « équilibré » de maîtriser son destin. Enfin il est sans doute possible au psychanalyste de décrire le comportement d’un individu en faisant intervenir des facteurs dont celui-ci n’est pas conscient : tel homme rechercherait inconsciemment l’échec qu’il prétend redouter, tel autre « serait écrasé par un complexe d’Œdipe », etc. Mais cela prouve peut-être seulement que, pour un observateur extérieur qui nous compare à d’autres hommes, notre comportement dévoile des caractéristiques qui ne nous apparaissent pas à nous-mêmes ; et non qu’il y a vraiment en nous des sentiments ou des désirs dont nous ne parvenons pas à prendre conscience alors que nous le devrions. En fait l’idée que nous sommes déterminés par des forces inconscientes témoigne surtout, chez ceux qui y adhèrent, d’une conception exagérément ambitieuse de ce que peut être pour l’homme la liberté : découvrir qu’il y a en nous des désirs et des goûts que nous n’avons pas choisis et dont nous ne connaissons pas l’histoire, ou encore qu’il est possible de mettre notre destin en corrélation avec un grand nombre de facteurs dont nous ne soupçonnons même pas l’existence (biologiques, familiaux, sociaux, etc.) est à leur yeux un tel choc qu’ils croient pouvoir en conclure à la passivité radicale de l’être humain – preuve en fait qu’ils avaient de celui-ci une représentation quasi angélique.

(…)

(…) « L’inconscient » freudien ne peut être cette force occulte qui nous déterminerait malgré nous. Si Freud a découvert quelque chose c’est tout au plus une dimension particulière de l’affectivité humaine : une couche archaïque, hypersensible à toutes les images qui évoquent le corps, la sexualité, la violence, la mort, les rapports avec les parents, toujours prête à engendrer les fantasmes les plus irrationnels. L’existence de cette affectivité archaïque ne met en général pas en cause, sauf dans les cas d’interférences pathologiques, l’émergence d’un sujet actif, capable de réfléchir et de contrôler ses actions : mais on doit rester conscient que ce sujet, loin d’être une donnée originaire, ne se construit que progressivement, et que son activité, reste toujours indissociable d’un fonds de passivité.

Les freudiens objecteront peut-être ici que leur maître a montré l’insuffisance fondamentale de toute approche complémentariste des rapports de la conscience et de l’inconscience en mettant en évidence l’importance des phénomènes de refoulement, qui empêchent la conscience d’accéder à une représentation qui lui serait utile. Il n’est de fait pas question de nier l’existence de ces refoulements décrits depuis longtemps par tous les moralistes. Pascal et Nietzsche en tête. On peut cependant se demander si la propension freudienne à ramener toute inconscience à l’effet d’un refoulement n’est pas abusive. Non seulement elle pathologise inutilement des oublis normaux et même salubres (Freud attribue par exemple au refoulement l’oubli de certaines expériences infantiles, dont le souvenir en fait ne servirait à rien) ; mais elle implique manifestement une sous-estimation des limites inhérentes à toute conscience de soi, qui font qu’il n’est pas évident d’avoir conscience même de ce qui nous est utile. Sans le refoulement, suggère Freud, nous devrions être conscient de tout ce que nous vivons. C’est là une position exagérément idéaliste, qui méconnaît d’abord les difficultés inhérentes à tout processus de prise de conscience : difficultés qui tiennent en partie à la nécessité de disposer, pour décrire son expérience, de moyens conceptuels fournis par la culture – et dont la valeur reste d’ailleurs toujours relative ; et en partie aussi au fait qu’il n’est jamais aisé, puisqu’on ne peut avoir conscience simultanément de tout, de percevoir simultanément les fragments de notre expérience qu’il est utile de relier. Plus fondamentalement encore, il y a des raisons logiques qui font que certaines parties de cette expérience sont vouées à rester dans l’ombre : on ne peut par exemple à la fois penser linéairement et percevoir certaines des résonances symboliques des idées que l’on manipule : on ne peut non plus s’engager dans une action, et observer de soi des aspects qui rendent cette action vaine ou la condamnent à l’échec – toute entreprise suppose qu’on ferme les yeux à certains aspects du réel. Enfin, il doit être clair qu’il y a une raison qui rend impossible la conscience totale de soi : c’est que le regard sur soi ne peut jamais percevoir le rôle qu’il joue lui-même dans ce sur quoi il se pose. Il n’est donc pas de lumière sans ombre, et un minimum d’aveuglement est donc absolument indépassable.

Le reproche ultime qu’on peut faire à la psychanalyse, comme à toutes les philosophies de la démystification, est précisément de croire un peu naïvement à la possibilité de la pleine lucidité : n’attribuant l’inconscience qu’au refoulement, elle croit qu’il est possible de la vaincre (grâce à la cure bien sûr), et de voir clair en soi. Elle croit surtout qu’il est possible au  psychanalyste, détenteur de la « science de l’inconscient », de voir ce que les autres ne voient pas, et de les connaître dans leur vérité. L’apparente agressivité de l’affirmation d’un Inconscient radical n’est donc qu’un masque : il cache l’espoir idéaliste de l’accession à une pleine conscience, et la revendication pour un élite d’une clairvoyance qui la mette au-dessus de l’aveuglement ordinaire des hommes. Et cette revendication, qui a été longtemps source de succès de la psychanalyse, semble aujourd’hui jouer contre elle, tant elle paraît démesurée. Si l’on comprend que tout point de vue est partiel, et qu’on ne peut percevoir certaines choses sans se rendre aveugle à d’autres, on se rend compte qu’il est outrecuidant de croire pouvoir se placer en position de survol absolu par rapport à soi et aux autres ; et que la prétention à vivre sans illusion est sans doute le seule illusion qui soit vraiment dangereuse. »


(In : Renée BOUVERESSE-QUILLOT et Roland QUILLOT. « Les critiques de la psychanalyse ». Editions Presses Universitaires de France, « Que sais-je », n°2620, Paris, 3°édition, mai 1995. Pages : 74 – 77).




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Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

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