« Depuis le moment où il a été démontré, le théorème de Gödel a constitué un sujet d’excitation permanent pour tous les philosophes qui se posent, dans un domaine quelconque, des questions comme celles de la réflexivité, de l’auto-référence, de l’auto-justification, etc. Mais, que cela soit possible ou non (dans la plupart des cas, pour des raisons dont j’ai déjà donné une idée, la réponse est clairement négative), il faudrait, de toute façon, fournir un travail autrement plus sérieux qu’on ne le fait généralement, pour obtenir ainsi des réponses éclairantes. Je ne dis pas, bien entendu, qu’il n’y a pas des analogies réelles et intéressantes à considérer entre ce que fait Gödel et ce que d’autres font ou cherchent à faire dans des domaines bien différents. Il y en a un multitude et certaines d’entre elles ont été exploitées avec talent par des auteurs comme Doublas Hofstadter. Mais la première condition à respecter pour cela est, justement, de ne pas commencer par rendre méconnaissable le modèle que l’on cherche à transposer ou le dispositif que l’on prétend retrouver ailleurs.
Dans la plupart des discussions philosophiques sur le théorème de Gödel, on a une tendance désastreuse à confondre deux notions bien différentes d’indécidabilité : celle d’indécidabilité relative et celle d’indécidabilité absolue. Il n’est jamais question chez Gödel que d’indécidabilité relative, c’est-à-dire de l’indécidabilité par rapport à un système formel ou à un classe de systèmes formels d’une certain espèce. En ce qui concerne l’idée d’une indécidabilité absolue, Gödel ne lui donne proprement aucun sens et son théorème ne peut constituer en aucune façon un encouragement à l’idée qu’il pourrait exister des propositions mathématiques absolument indécidables. Il ne faut, par conséquent, surtout pas déduire du résultat de Gödel qu’il y a, même en mathématiques, des propositions qui ne sont ni vraies ni fausses ou même simplement des propositions dont on ne pourra jamais savoir si elles sont vraies ou fausses. Gödel, qui est sur ce point aussi rationaliste que Hilbert, ne croit pas à l’existence d’un ignorabimus en mathématiques. Qu’en est-il exactement pour ce qui concerne la proposition qui correspond, dans la théorie des systèmes sociaux et politiques (de Debray), à celle de Gödel ? L’indécidabilité est-elle seulement relative, ou au contraire absolue ? C’est probablement la deuxième chose qui est vraie. Mais il faut expliquer pourquoi et ne pas invoquer pour cela « l’argument » du théorème de Gödel.
La proposition gödelienne, qui ne peut être décidée dans le système concerné, peut toujours l’être dans un système plus puissant. On peut ainsi concevoir une hiérarchie de systèmes formels, qui est telle que des propositions qui sont formulables, mais ne sont pas décidables, dans les systèmes antérieurs deviennent décidables dans les systèmes qui suivent, qui auront, bien sûr, à nouveau à chaque fois leur propre proposition indécidable. On aimerait beaucoup que Debray nous dise s’il existe ou non quelque chose de comparable dans le cas de la théorie quelque chose de comparable dans le cas de la théorie des systèmes sociaux. Par exemple, pourrait-on imaginer une sorte de hiérarchie de systèmes sociaux, telle que la proposition qui est indécidable à l’intérieur du premier devienne décidable dans le suivant, et ainsi de suite ? Ou encore : les propositions « religieuses » fondatrices, dont la persistance même dans la vie des sociétés en principe les plus sécularisées constitue un paradoxe apparent, que le théorème de Gödel permet d’expliquer, deviennent-elles démontrables dans des systèmes sociaux plus puissants ? La conclusion (sommaire) que l’on tire généralement du théorème de Gödel est qu’en mathématiques le formalisme ne suffit pas et l’intuition est nécessaire. Dans le cas des systèmes politiques et sociaux, ce n’est apparemment pas seulement l’intuition, mais la religion, qui semble l’être. Pourquoi au juste ?
Je pourrais mentionner encore d’autres différences essentielles. Mais j’en ai assez dit, je crois, pour que l’on puisse se demander sérieusement s’il est encore possible après cela de continuer à affirmer qu’en procédant comme le fait Debray on a utilisé une métaphore créatrice susceptible d’attirer notre attention sur une caractéristique importante qui est commune aux deux situations et à laquelle on n’aurait pas pensé sans cela. La conclusion qui s’impose me semble être avant tout que, quand Debray lui-même constate que « la gödelite est une maladie répandue, chacun voulant tirer Gödel à soi », un point sur lequel on ne le contredira sûrement pas, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le médecin, mais un malade, et même un grand malade, qui parle.
Métaphorique ou non, le langage utilisé, n’ajoute strictement rien à ce que l’on savait déjà et ne fait en réalité qu’obscurcir davantage la situation. Debray le reconnaît, du reste, implicitement lorsqu’il répond à un contradicteur, à la Société française de philosophie : « C’est pour afficher l’irréductible différence des ordres, que j’ai remplacé le terme de théorème par celui d’axiome, puisqu’on se trouve ici en dehors des domaines de pertinence du théorème de Gödel. En l’occurrence, puisqu’on est sorti du domaine mathématique, il faudrait parler de postulat ». Or on peut sans doute formuler à propos des systèmes sociaux une chose qu’on appellera un « postulat d’incomplétude ». Mais on n’a aucun besoin pour cela de Gödel et il n’y a rigoureusement rien qui corresponde à cela dans ce que fait Gödel. Certains des défenseurs de Debray vont, du reste, encore plus loin que lui dans l’art de se replier sur une position préparée et soutiennent que le théorème de Gödel n’est, chez lui, « qu’une pièce qui sein du dispositif conceptuel où elle n’est pas en vérité indispensable par son contenu, mais remplit simplement une fonction structurelle – qui pourrait aussi bien être tenue par un autre élément ». C’est essentiellement cela qui irrite Sokal et Bricmont, et non pas, comme ils le prétendent, l’imprécision qui consiste à appeler indifféremment le théorème « théorème », « thèse » ou « axiome ».
Une fois de plus, nous sommes supposés croire qu’il s’agit d’un simple détail, sur lequel on aurait tort de chicaner. L’auteur de l’article cité a au moins le mérite de rendre les choses, cette fois tout à fait claires. Le contenu du théorème de Gödel est ici indifférent et c’est par conséquent de la pure mesquinerie que de suggérer qu’il aurait fallu d’abord essayer de comprendre ce qu’il dit.
Du point de vue « structurel », on pourrait aussi bien utiliser à sa place « le paradoxe immémorial du Crétois ». Mais, dans le cas du théorème de Gödel, la réflexivité (de la proposition qui dit d’elle-même qu’elle n’est pas démontrable) ne crée aucun paradoxe. A la différence du paradoxe du menteur, le théorème de Gödel est justement un théorème, et non un paradoxe, une différence essentielle sur laquelle Gödel a insisté et qu’il soupçonnait (à tort) Wittgenstein de n’avoir pas reconnue. Et, de toute manière, si ce que veut dire Debray est simplement que l’on peut accepter (et également refuser) librement d’adopter, à propos des systèmes politico-sociaux, un axiome (sans fondement) qui a trait à leur incomplétude, où se trouvent exactement la découverte et la révélation auxquelles nous sommes sensés avoir accédé ainsi ? Et qu’est-ce qui peut bien autoriser à dire que l’on a réussi à faire fonctionner le théorème de Gödel en dehors de la sphère à laquelle il appartenait initialement (une chose qui est évidemment insupportable pour les logiciens et les scientifiques en général) ? Je sais, naturellement, qu’en disant cela, je serai moi-même accusé d’être un obsédé de la précision technique, un ennemi de la métaphore et un contempteur de la philosophie. Mais je le dis tout de même. Personne ne serait plus ravi que moi, puisque c’est de cela, paraît-il, qu’il s’agit, de voir le théorème de Gödel arraché à la région des vérités éternelles où sont censées trôner les vérités mathématiques et impliqué concrètement dans le traitement des choses humaines impures. Mais il faudrait pour cela 1) montrer que c’est possible et 2) le faire réellement. Debray n’a fait malheureusement aucune de ces deux choses ; et les arguments utilisés pour le défendre reviennent essentiellement à dire qu’on a bien le droit en philosophie de prendre ses désirs pour des réalités. »
(In : Jacques BOUVERESSE. « Prodiges et vertiges de l’analogie ». Editions Raison d’agir, Paris, octobre 1999, pages : 83 – 87).
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