lundi 2 mars 2020

Gottlob FREGE. Impressions, pensées, représentations... et Science.





« Les pensées appartiennent-elles à ce monde intérieur ? Sont-elles des représentations ? De toute évidence, elles ne sont pas des volitions.
 
En quoi les représentations se distinguent-elles des réalités du monde extérieur ? Par ceci d’abord :

Les représentations ne peuvent être ni vues, ni touchées, ni senties, ni goûtées, ni entendues.
 
Je fais une promenade avec un compagnon. Je vois une prairie verte, j’ai alors une impression sensible de vert. Je l’ai, mais je ne la vois pas.
 
En second lieu : les représentations sont quelque chose qu’on a. On a des émotions, des sentiments, des états d’âme, des inclinations, des désirs. Si quelqu’un a une représentation, elle appartient au contenu de sa conscience.
 
La prairie et ses grenouilles, le soleil qui les éclaire, sont là, peu importe que je les regarde ou non ; mais quand j’ai une impression sensible de vert, elle n’existe que pour moi ; je suis son porteur. Il nous semblerait incongru qu’une douleur, un état d’âme, un désir vagabondent dans le monde indépendamment d’un porteur. Une sensation n’est pas possible sans quelqu’un qui la ressente. Le monde intérieur suppose un individu dont il soit le monde intérieur.
 
En troisième lieu : les représentations ont besoin d’un porteur. Les choses du monde extérieur sont, en comparaison, indépendantes. Mon compagnon et moi sommes persuadés que nous voyons tous deux la même prairie ; mais chacun de nous a une impression sensible particulière du vert. J’aperçois une fraise parmi les feuilles vertes du fraisier. Mon compagnon qui est daltonien ne l’y trouve pas. 
 
 
L’impression de couleur qu’il reçoit de la fraise ne se distingue pas de manière sensible de celle qu’il reçoit de la feuille. Mon compagnon voit-il la feuille verte rouge ou voit-il la fraise rouge verte ? Ou bien voit-il l’une et l’autre dans une couleur que je ne connais pas ? Toutes questions auxquelles on ne peut répondre, elles sont même proprement insensées. Car le mot « rouge », s’il doit non pas indiquer une propriété des choses, mais caractériser une impression sensible appartenant à ma conscience, n’a d’usage que dans le domaine de ma conscience ; il est alors impossible de comparer mon impression sensible avec celle d’un autre. Il faudrait pour cela réunir dans une seule conscience une impression sensible appartenant à une conscience et une impression sensible appartenant à une autre conscience. 
 
Et même s’il était possible de faire à la fois disparaître une représentation d’une conscience et émerger une représentation dans une autre conscience, il serait encore toujours impossible de répondre à la question de l’identité de ces représentations. Il appartient si étroitement à l’essence de chacune de mes représentations d’être le contenu de ma conscience que toute représentation d’un autre homme, en tant que telle, est différente de la mienne. Mais ne serait-il pas possible que mes représentations, le contenu tout entier de ma conscience, soient en même temps contenu d’une conscience plus vaste, divine par exemple ? Sans doute, mais seulement si j’étais moi-même partie de l’être divin. Seraient-elles encore proprement mes représentations ? Serais-je leur porteur ? La question outrepasse à ce point les limites de la connaissance humaine qu’il est conseillé de laisser cette possibilité hors d’examen. En tout cas, il nous est impossible, à nous autres hommes, de comparer les représentations d’autrui à nos propres représentations. Je cueille la fraise, je la tiens entre les doigts. Maintenant mon compagnon la voit, lui aussi, il voit la même fraise ; mais chacun de nous a sa propre représentation. Aucun autre n’a ma représentation, bien que plusieurs individus puissent voir la même chose. Aucun autre n’a ma douleur. Quelqu’un peut compatir avec moi ; il demeure cependant que ma douleur m’appartient et que sa compassion lui appartient. Il n’a pas ma douleur et je n’ai pas sa compassion.
 
En quatrième lieu : chaque représentation n’a qu’un porteur ; deux hommes n’ont pas la même représentation.
 
Sinon, elle aurait une existence indépendante de tel ou tel individu. Ce tilleul est-il ma représentation ? En employant dans cette question l’expression « ce tilleul », j’anticipe déjà la réponse ; car je veux désigner par cette expression quelque chose que je vois, et que d’autres peuvent aussi observer et toucher. Mais deux éventualités se présentent ici. Si mon intention n’est pas déçue lorsque je désigne quelque chose par l’expression « ce tilleul », alors la pensée exprimée dans la proposition « ce tilleul est ma représentation » doit évidemment être niée. Si, par contre, mon intention est vaine, si je ne fais que penser voir sans voir réellement, si en conséquence la désignation « ce tilleul » est vide, je me suis égaré, sans le savoir et sans le vouloir, dans le domaine de la poésie. Alors, ni le contenu de la proposition « ce tilleul est ma représentation », ni le contenu de la proposition « ce tilleul n’est pas dans ma représentation », ne sont vraies ; dans les deux cas, j’ai un énoncé dont l’objet manque. On ne peut que refuser de répondre à la question posée, pour la raison que le contenu de la proposition « ce tilleul est ma représentation » appartient à la poésie. Certes, j’ai bien une représentation, mais ce n’est pas elle que j’ai en vue en employant les mots « ce tilleul ». Il se pourrait que quelqu’un veuille désigner effectivement par les mots « ce tilleul » une de ses représentations ; il serait alors le porteur de ce qu’il voudrait désigner par ces mots ; mais il ne verrait pas ce tilleul, et aucun autre ne le verrait ni ne serait son porteur.
 
Je reviens à la question : la pensée est-elle une représentation ? Si la pensée que j’énonce dans le théorème de Pythagore peut être tenue pour vraie aussi bien par d’autres que par moi-même, elle n’appartient pas au contenu de ma conscience, je ne suis pas son porteur et je peux cependant la tenir pour vraie. Et si ce n’était pas la même pensée que moi-même et tel autre considérons comme le contenu du théorème de Pythagore, il ne faudrait pas dire « le théorème de Pythagore » mais « mon théorème de Pythagore », « son théorème de Pythagore ». Et ils seraient différents ; car le sens ne peut pas être séparé du théorème lui-même. Ma pensée serait alors contenu de ma conscience, la pensée de l’autre contenu de sa conscience. Se pourrait-il que le sens de mon théorème de Pythagore soit vrai et que le sens du sien soit faux ? J’ai dit que le mot « rouge » a un usage limité au domaine de ma conscience s’il ne doit pas indiquer une propriété des choses mais caractériser quelques-unes de mes impressions sensibles. Pareillement, les mots « vrai » et « faux », tels que je les comprends, pourraient n’avoir d’usage que dans le domaine de ma conscience s’ils ne devaient pas s’appliquer à quelque chose dont je ne suis pas le porteur, s’ils étaient au contraire destinés à caractériser de quelque manière les contenus de ma conscience. Alors, la vérité serait limitée au contenu de ma conscience et la présence de quelque chose d’analogue dans une conscience étrangère demeurerait douteuse.
 
Si toute pensée a besoin d’un porteur dont elle est un contenu de conscience, elle est la pensée de cet unique porteur et il n’existe aucune science commune à plusieurs individus, à laquelle ils puissent travailler ensemble. Au contraire, il se pourrait que j’aie ma science, à savoir un ensemble de pensées dont je suis le porteur, qu’un autre ait sa science. Chacun de nous aurait affaire aux contenus de sa seule conscience. Dans ces conditions, toute contradiction entre deux savoirs est impossible ; il est proprement futile de se battre pour la vérité, tout aussi futile, voire ridicule, que si deux hommes se battaient pour savoir si un billet de dix marks est authentique, l’un et l’autre ayant en vue le billet qu’il a lui-même dans la poche et comprenant le mot « authentique » dans une sens qui lui est propre.
Si quelqu’un voulait croire que les pensées sont des représentations, ce qu’il reconnaît comme vrai serait, d’après son opinion, un contenu de sa conscience et ne concernerait en rien les autres. Et s’il m’entendait énoncer l’opinion que la pensée n’est pas une représentation, il ne pourrait pas la combattre, car cela ne le concernerait pas non plus.
 
Il en résulte, semble-t-il, que les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur ni des représentations. »
 
(…).
 
(In : Gottlob FREGE. « Ecrits logiques et philosophiques ». Traduction et introduction de Claude Imbert. Editions du Seuil/Points/Essais, Paris, 1971, pages : 181 – 184).

*
 
 
 
 
 
 
Commentaires : 
 
Gottlob Frege est considéré comme l’un des plus importants logiciens de l’histoire, avec Bertrand Russell, Paul Whitehead, Kurt Godel, et Willard Van Orman Quine, notamment. Il est le créateur de la logique moderne. Il fut aussi l’une des principales influences de Karl Popper, bien que Popper ait une autre analyse de ce que Frege appelle les “impressions” (sensibles). C’est d’ailleurs sur ce seul point que nous divergerons avec la pensée essentielle de Frege. Il va sans dire que ce seul passage de Frege constitue un énorme pavé dans la mare pseudo-scientifique de la psychanalyse...
 
Si, comme le démontre Gotlob Frege, “il nous est impossible, à nous autres hommes, de comparer les représentations d’autrui à nos propres représentations”, alors, toute science de la subjectivité est illusoire et la psychanalyse est impossible. 
 
Pour mettre en évidence “l’Inconscient”, Sigmund Freud n’a eu d’autre méthode que de partir de son propre cas, généralisé à tous les autres. Donc, de sa seule subjectivité mais en s’inspirant sans toujours le dire de théories de l’Inconscient qui lui préexistaient. 
 
Inobservable, et seulement interprétable, “l’Inconscient” selon la psychanalytique, n’est qu’une construction intellectuelle métaphysique purement freudienne, c’est-à-dire dont seul Freud prétend avoir été le “témoin” honnête (...) et soi-disant “objectif” ; le “témoin princeps” (Mikkel Borch-Jacobsen). 

Dès lors, tout praticien de la psychanalyse ne peut que s’en remettre à ceci : tenter de comparer ce qu’il interprète comme des “représentations inconscientes” de ce qu’un patient formule en “représentations conscientes” grâce à ses associations libres au cours d’une cure, au “modèle” entièrement subjectif d’Inconscient de Sigmund Freud, ou bien à ce qu’il pourrait interpréter lui-même comme étant ses propres “représentations inconscientes”. Bref, soit le praticien tente d’interpréter “l’inconscient” de son patient par rapport à la subjectivité de Freud, soit par rapport à la sienne sans aucune sorte “d’intermédiaire” dont l’objectivité soit démontrée.
 
Donc, dans un cas comme dans l’autre, il n’y aucune ressource quelconque qui puisse assurer le caractère objectif et indépendant d’une subjectivité inconsciente (celle de Freud ou du praticien) sur la base du contenu de ce qui ne peut être qu’une interprétation (...). C’est-à-dire d’un contenu de vérité universel que l’on comparerait au sujet dans sa vérité subjective. En somme, c’est toujours une relation de “subjectif à subjectif”, et jamais de “subjectif à objectif ou universel”. 
 
Aucun psychanalyste depuis Freud inclus n’a jamais été ou ne peut être le “dépositaire” d’un caractère universellement démontré ou démontrable de “l’Inconscient”. Voilà le fond du problème.
 
Si un individu souffre d’une grippe, il en ressent des symptômes subjectifs mais qui peuvent être évalués grâce à une théorie objective des symptômes de la grippe et déjà démontrée en tant que telle en situation de laboratoire. 
 
Dans le cas de la psychanalyse, il n’y a aucune démonstration selon cette logique qui ait jamais été possible. Et elle ne l’est toujours pas. Parce que la situation du divan ou de toute autre type de cure psychanalytique - dès lors qu’il y a relation entre le praticien et son patient porteur de “l’objet de recherche qu’est l’inconscient” (...) - n’est pas une situation où peuvent être administrées de manière valide des preuves indépendantes de l’existence autonome de “l’Inconscient”. 
 
“Autonome”, c’est-à-dire un Inconscient qui existerait sans que l’on puisse suspecter qu’il ait été suggéré au patient, ou que le patient ait accepté, d’entrée de jeu, de “jouer au jeu de l’inconscient”, ou de faire “comme si il était inconscient” (Mikkel Borch-Jacobsen). 
 
Enfin, tout accord possible entre un psychanalyste et un patient qui aurait accepté ses interprétations comme “vraies” ne peut pas être issue d’un “contrôle intersubjectif” à l’instar de la procédure telle qu’elle est admise dans la méthode expérimentale. Ce n’est absolument pas un “contrôle intersubjectif” scientifique au sens où l’envisageait avec rigueur Karl Popper que peuvent briguer les psychanalystes. 

Et le fait évident qu’il est tout aussi rigoureusement impossible d’organiser la répétabilité de ne serait-ce qu’une portion de cure pour un seul patient, de telle sorte que certains de ses éléments puissent être testés, contrôlés et répétés de manière intersubjective par d’autres praticiens, (selon des conditions initiales renouvelables avec un niveau de précision relativement semblable), suffit largement à réduire à néant toute prétention de la “situation de la cure psychanalytique” à fonder un prétendu “laboratoire de la psychanalyse” (Daniel Widlöcher), qui soit apte à revendiquer une soi-disant “science de la psyché”. 
 
Une rapide prise de conscience du caractère indiscutable de l’argument précédent suffit pour se rendre compte du niveau de provocation atteint par les derniers psychanalystes qui osaient encore affirmer que “Freud fut un poppérien avant la lettre”, ou “plus poppérien que Karl Popper lui-même” ; provocation que l’on hésiterait encore à attribuer soit à une ignorance crasse des questions de l’épistémologie fondée sur la logique et ceux de la méthode scientifique (Pierre-Henri Castel), soit à une mauvaise foi qui dépasse les bornes du ridicule (Frank Cioffi), ou bien de l’agressivité infantile, ou tout bonnement une stupidité incurable chez les psychanalystes, stupidité contre laquelle la psychanalyse est restée de toute évidence, impuissante pour apaiser leurs esprits de cette gifle épistémologique...

La psychanalyse, c’est du bidon.

(Patrice Van den Reysen. Tous droits réservés.).





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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".

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