dimanche 14 décembre 2014

Karl POPPER. Sur les intellectuels.





« Les notions d’orthodoxe et d’hérésie dissimulent les vices les plus vils, de vices auxquels nous, les intellectuels, nous sommes particulièrement sujets : l’arrogance, la certitude d’avoir toujours raison, le pédantisme, la vanité intellectuelle. Ces vices sont vils, mais pas aussi grave que la cruauté. Or la cruauté n’est pas non plus totalement étrangère aux intellectuels. Dans ce domaine également, nous avons notre part des choses. Il suffit de penser aux médecins nazis qui tuaient les personnes âgées et les malades alors qu’Auschwitz n’existait pas encore, et à ce que l’on a appelé la « solution finale », du problème juif.

C’est toujours nous, les intellectuels qui, par lâcheté, vanité et orgueil, avons fait ou faisons les pires choses. Nous qui avons un devoir particulier à l’égard de ceux qui n’ont pas pu étudier, comme l’a dit le grand penseur français Julien Benda. C’est nous qui avons inventé et diffusé le nationalisme, comme l’a montré Benda, et nous suivons les modes idiotes. Nous voulons nous faire remarquer et parlons un langage incompréhensible mais très impressionnant, un langage docte, artificiel, que nous tenons de nos maîtres hégéliens, et que l’on retrouve chez tous les hégéliens. Telle est la corruption de la langue allemande, dans laquelle nous rivalisons entre nous. C’est cela qui fait obstacle à tout échange raisonnable avec les intellectuels que nous sommes, qui voile le fait que souvent nous disons des sottises et pêchons en eau trouble.

Les dégâts que nous avons causés par le passé sont terribles. Mais depuis, c’est-à-dire depuis que nous sommes libres de tout dire et de  tout écrire, peut-être sommes-nous devenus plus responsables ?
J’ai écrit autrefois, à propos de l’utopie platonicienne, que tous ceux qui se sont proposés de créer le paradis sur terre n’ont engendré que l’enfer. Mais beaucoup d’intellectuels ont été profondément enthousiasmés par l’enfer hitlérien.

(…)

Le monde n’est pas facile à gérer. Chaque espèce animale, chaque type de plante, chaque type de bactérie influence l’environnement des autres espèces. Notre influence, à nous, est peut-être plus grande, mais un nouveau virus, une nouvelle épidémie virale, une nouvelle épidémie bactérienne pourrait nous balayer en quelques années.

Il n’est pas facile de garder le contrôle de la  nature. Et une démocratie n’est pas non plus une chose simple. Comme je l’ai déjà mentionné Churchill disait que la démocratie est la pire de toutes les formes de gouvernement, à l’exception de toutes les autres. Mais ce que Churchill n’a pas dit clairement, je voudrais l’ajouter : pour les dirigeants, la démocratie est de loin la forme de gouvernement la moins confortable, parce que les gouvernements sont constamment menacés de destitution. Ils doivent rendre des comptes, à vous comme à moi. C’est très bien, mais cela rend leur travail difficile. Nous sommes le jury, les jurés, mais nous courons le risque d’être séduits par l’irréligion qui, par périodes, est universellement professée. Ce que Hegel a appelé « l’esprit du temps », qui est toujours dangereux, les idéologies à la mode, qui sont presque toujours d’une stupidité insondable et prennent immanquablement le faux pour le vrai, même quand la vérité est évidente, tout cela séduit les jurés, les membres d’un jury que nous sommes.

(…)

Mais les intellectuels irresponsables n’ont réussi à voir que le mal dans notre monde occidental. Ils ont fondé une nouvelle religion qui enseigne que notre monde est injuste, et condamné à sa perte. Ils ont commencé à nous enseigner avec le livre d’Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, parce que ces intellectuels voulaient avoir l’air originaux et dire des choses contraires à l’évidence. Et ils ont réussi à fausser non seulement l’évidence, mais aussi la vérité objective. 

(…) »

(In : Karl POPPER, « La leçon de ce siècle », éditions Anatolia, collection 10/18, Paris, 1992, pages : 138 – 143).



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".

Archives du blog