« La physique et la psychologie moderne jettent une lumière nouvelle sur l’ancien problème de la perception. S’il y a quelque chose qui puisse être appelé « perception » ce doit être, en quelque sorte, un effet de l’objet perçu et il doit plus ou moins ressembler à l’objet s’il doit être une source de connaissance de l’objet. La première condition ne peut être remplie que s’il y a un enchaînement causal qui est plus ou moins indépendant du reste du monde. C’est le cas pour la physique. Les ondes de lumière voyagent du soleil à la terre en obéissant à leurs lois propres. Ce n’est que partiellement vrai. Einstein a démontré que les rayons de lumière sont affectés par la gravitation. Lorsqu’ils atteignent notre atmosphère ils sont réfractés et les uns sont plus dispersés que les autres. Lorsqu’ils atteignent un œil humain toutes sortes de choses apparaissent qui n’apparaissent pas ailleurs parce ce que nous appelons « voir le soleil ». Mais, bien que le soleil de notre expérience visuelle soit très différent du soleil des astronomes, il est encore source de connaissance pour ceux-ci, car « voir le soleil » est autre chose que « voir la lune » ; les causes de cette différence sont liées à la différence entre le soleil des astronomes et la lune des astronomes. Ce que nous pouvons savoir des objets physiques par ce moyen n’est, toutefois, que certaines propriétés abstraites de structure. Nous pouvons savoir que le soleil est rond, dans un sens, bien que ce ne soit pas tout à fait le sens dans lequel ce que nous voyons est rond ; mais nous n’avons aucune raison de supposer qu’il est brillant ou chaud parce que la physique peut estimer qu’il paraît chaud sans supposer qu’il l’est vraiment. Notre connaissance du monde physique, par conséquent, est seulement abstraite et mathématique.
L’empirisme analytique moderne, dont je viens de donner un aperçu, diffère de celui de Locke, de Berkeley et de Hume par son adjonction de mathématiques et le développement qu’il donne à une puissante technique logique. Il est donc capable, en ce qui concerne certains problèmes, de parvenir à des réponses définitives qui relèvent de la science plutôt que de la philosophie. Il a l’avantage, comparé à la philosophie des constructeurs de systèmes, d’être capable de saisir ses problèmes un par un au lieu d’avoir à inventer, en un moment, une théorie en bloc de tout l’univers. Sa méthode, à cet égard, ressemble à celle de la science. Je n’ai aucun doute – pour autant que la connaissance philosophique soit possible – que c’est par de telles méthodes qu’elle doit être recherchée. Je suis certain aussi que, par ces méthodes, bien des problèmes anciens seront parfaitement résolus.
Il reste cependant un vaste champ que la tradition a joint à la philosophie et où les méthodes philosophiques sont inadéquates. Ce champ comprend des questions de valeurs. La science seule ne peut prouver par exemple qu’il est mal de se réjouir à la vue d’une cruauté infligée. Tout ce qui peut être connu, peut l’être par la science mais les choses qui sont légitimement affaires de sentiments sont en dehors de son domaine.
La philosophie, au cours de son histoire, a consisté en deux parties faussement liées : d’une part une théorie se rapportant à la nature du monde ; de l’autre une doctrine politique ou éthique quant à la meilleure manière de vivre. Le fait de n’avoir pu les séparer avec une clarté suffisante a été la source d’une grande confusion de pensée. Les philosophes, depuis Platon jusqu’à William James, se sont laissés influencer, dans leurs conceptions sur la constitution de l’univers, par un désir d’édification : sachant, ils le supposaient du moins, quelles croyances rendraient les hommes vertueux, ils ont inventé des arguments, souvent très sophistiqués, pour prouver que ces croyances étaient vraies. Pour ma part, je réprouve cette tendance pour des raisons morales et intellectuelles. Moralement un philosophe qui utilise sa compétence professionnelle pour tout, sauf pour une recherche désintéressée de la vérité, est coupable d’une sorte de trahison. Et quand il admet, avant tout examen, que certaines croyances, vraies ou fausses, sont capables de provoquer une bonne conduite, il limite ainsi d’autant la portée de la spéculation philosophique au point de rejeter la philosophie dans le domaine du vulgaire. Le vrai philosophe et prêt à examiner toutes les conceptions qui se présentent. Quand certaines limites sont placées, consciemment ou non, dans la poursuite de la vérité, la philosophie se trouve paralysée par la crainte et le terrain est ainsi préparé pour l’établissement d’un gouvernement de censeurs punissant ceux qui murmurent : « pensées dangereuses ». En fait, le philosophe a déjà placé ce tribunal de censure dans ses propres investigations.
Intellectuellement, l’effet de considérations morales erronées sur la philosophie a été de gêner singulièrement tout progrès. Je ne crois pas, pour ma part, que la philosophie puisse prouver ou désapprouver la vérité des dogmes religieux mais, depuis Platon, la plupart des philosophes ont considéré le fait de donner des « preuves » de l’immortalité et de l’existence de Dieu comme faisant partie de leur domaine. Ils ont critiqué les preuves de leurs prédécesseurs – saint Thomas a rejeté les preuves de saint Anselme, et Kant, celles de Descartes, mais ils les ont remplacées par de nouvelles, de leur composition. Pour rendre leurs preuves valables ils ont dû falsifier la logique, unir le mysticisme aux mathématiques et prétendre que les préjugés, profondément enracinés, étaient des intuitions venues du ciel.
Tout ceci est rejeté par les philosophes qui font, de l’analyse logique, le travail principal de la philosophie. Ils confessent, franchement, que l’intelligence humaine est capable de trouver des réponses concluantes à de nombreuses questions fort importantes pour l’humanité, mais ils refusent de croire qu’il y ait quelque moyen plus « élevé » de connaissance par lequel nous pouvons découvrir les idées cachées à la science et à l’intelligence. Ils ont été récompensés de cette renonciation par la découverte du fait que beaucoup de questions, autrefois cachées derrière le brouillard de la métaphysique, peuvent être résolues avec précision et par les méthodes objectives qui se ne se laissent pas influencer par le tempérament du philosophe, sauf par son désir de comprendre. Prenez des questions de ce genre : Qu’est-ce qu’un nombre ? Qu’est-ce que l’espace temps ? Qu’est-ce que l’esprit et qu’est-ce que la matière ? Je ne dis pas que nous ne pouvons, ici et là, donner une réponse définitive à toutes ces anciennes questions mais je dis qu’une méthode a été découverte par laquelle, comme dans les sciences, nous pouvons, par approximations successives, nous approcher de la vérité et dans laquelle chaque nouvelle étape est le fruit du perfectionnement et non du rejet de ce qui a été fait antérieurement.
Dans la confusion des fanatismes en lutte, une des rares forces d’unification est la vérité scientifique, par quoi j’entends l’habitude de baser nos convictions sur des observations et des conclusions aussi impersonnelles et aussi démunies de tendances locales ou sentimentales qu’il est possible à des êtres humains. Avoir insisté sur l’introduction de cette vertu dans la philosophie et avoir inventé une méthode efficace qui puisse la rendre fertile, tels sont les principaux mérites de l’école philosophique à laquelle j’appartiens. L’habitude d’une véracité scrupuleuse, acquise en pratiquant cette méthode philosophique, peut être étendue à toute la sphère de l’activité humaine, apportant là où elle existe une diminution du fanatisme et une plus grande capacité de sympathie et de compréhension mutuelle. En abandonnant une part de ses prétentions dogmatiques, la philosophie ne cesse pas, pour cela, de suggérer et d’inspirer une manière de vivre. »
(In : Bertrand RUSSELL, « Histoire de la philosophie occidentale », traduit de l’anglais par Hélène Kern, éditions Les belles lettres, Paris, 2011, pages : 948 – 951).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.
Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".
Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.
Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :
"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".
Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".
Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".