vendredi 5 janvier 2018

Karl R. POPPER. "Domaines logiques. Notes sur la théorie de la mesure".


Cher(e)s récalcitrant(e)s,

Voilà le texte de Karl Popper qui signe l'arrêt de mort de tout espoir d'accéder à la certitude pour l'être humain, dans tous les types de projet de description de la Nature qu'il pourrait formuler.

Il constitue également l'arrêt de mort de tout déterminisme absolu, qu'il soit prima faciae ou post faciae, et ce, sans aucun espoir de résurrection. Sans oublier celui du positivisme logique, et du "falsificationnisme naïf", lequel consistait à croire qu'une théorie pouvait être réfutée avec certitude, chose que n'a jamais admise Karl Popper.



*





« (…) Supposons que les conséquences de deux théories diffèrent très peu dans tous leurs champs d’application et qu’en raison de l’insuffisance de la précision atteinte par nos mesures nous ne puissions détecter les très petites différences que donnent les calculs des événements observables auxquels elles se rapportent. Il sera dès lors impossible que l’expérience décide en faveur de l’une des deux théories si l’on n’améliore pas d’abord la technique de mesure.



Ceci montre que la technique courante de mesure détermine un certain domaine, une région, où des divergences entre les observations sont permises par la théorie.



C’est ainsi que la règle selon laquelle les théories devraient avoir le degré de falsifiabilité le plus élevé possible (et par conséquent le plus étroit possible) entraîne la recherche de mesures aussi précises que possible.



L’on dit souvent que toute mesure consiste à déterminer des coïncidences de points. Mais toute détermination de ce type ne peut être exacte que dans certaines limites. Il n’y a pas de coïncidences de points au sens strict. Deux « points » physiques, disons un trait sur une règle et un autre sur le corps à mesurer, peuvent au mieux être étroitement rapprochés. Ils ne peuvent coïncider, c’est-à-dire se fondre en un point. Si banale que puisse être cette remarque dans un autre contexte, elle est importante pour la question de la précision des mesures. Elle nous rappelle, en effet, qu’il conviendrait de décrire une mesure dans les termes suivants : nous constatons que le point du corps à mesurer se situe entre deux graduations ou marques sur la règle ou encore, que l’aiguille de notre appareil de mesure se situe entre deux graduations sur le cadran. Nous pouvons alors, soit considérer ces graduations ou marques comme nos deux limites optimales d’erreur, soit commencer à estimer, par exemple, la position de l’aiguille dans l’intervalle entre les graduations afin d’obtenir ainsi un résultat plus précis. Dans ce cas, nous supposons que l’aiguille se situe entre deux graduations imaginaires. Il reste donc toujours un intervalle, un écart. Les physiciens ont l’habitude d’évaluer cet intervalle pour toute mesure. (…). Mais ceci soulève un problème. Quel avantage peut-il y avoir à remplacer en quelque sorte une graduation sur un cadran par deux graduations – les deux limites de l’intervalle – quand pour chacune de ces limites doit de nouveau se poser la question de savoir quelles en sont les limites de précision ?



Il est clair qu’il est inutile de donner les limites de l’intervalle si ces deux bornes ne peuvent à leur tour être fixées avec un degré de précision excédant largement celui que nous pouvons espérer atteindre pour la mesure initiale ; entendons : fixées dans leurs propres intervalles d’imprécision qui devraient en conséquence être de plusieurs ordres de grandeur plus petits que l’intervalle qu’elles déterminent pour l’évaluation de la mesure primitive. En d’autres termes, les limites de l’intervalle ne sont pas des limites précises ; ce sont en réalité de très petits intervalles dont les limites sont à leur tour des intervalles plus petits encore et ainsi de suite. C’est ainsi que nous parvenons à la notion qu’on peut appeler des « limites imprécises » ou « limites de condensation » de l’intervalle.



Ces considérations ne présupposent ni la théorie mathématique des erreurs, ni la théorie de la probabilité. C’est plutôt le contraire : l’analyse de la notion de mesure d’un intervalle fournit une base sans laquelle la théorie statistique des erreurs aurait très peu de sens. Si nous mesurons une grandeur un grand nombre de fois, nous obtenons une série de valeurs de densités diverses distribuées sur un intervalle : l’intervalle de précision dépendant de la technique de mesure en cours. C’est seulement si nous savons ce que nous recherchons – à savoir les limites de condensation de cet intervalle – qu’il nous est possible d’appliquer à ces valeurs la théorie des erreurs et de déterminer les limites de l’intervalle.



Tout ceci éclaire, à mon avis, le fait de la supériorité des méthodes qui utilisent la mesure sur les méthodes purement qualitatives. Il est vrai que même dans le cas d’évaluations quantitatives, telle l’estimation du degré de hauteur d’un son musical, il est parfois possible de donner un intervalle d’exactitude. Mais, en l’absence de mesure, un intervalle de ce type ne peut être que très imprécis, puisque le concept de limites de condensation est inapplicable à de tels cas. Ce concept n’est applicable que lorsque nous parlons d’ordre de grandeur et donc lorsque des méthodes de mesure sont définies. (…).





Karl R. Popper. « La logique de la découverte scientifique ». Préface de Jacques Monod., Edition Payot, Paris, 1973. Section 37 : « Domaines logiques. Notes sur la théorie de la mesure ». Pages : 124 – 126).












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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

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