Dans la mouvance
hexagonale.
Les
communistes ont condamné la psychanalyse aussi longtemps que l’ordre du parti
leur indiquait cette pensée originale comme politiquement convenable, jusqu’à
la mort de Staline en 1953. En France, les attaques les plus rudes furent
d’abord celles de Georges Politzer.
Politzer avait
fréquenté la société psychanalytique viennoise à la fin de la première guerre
mondiale, puis adhéré au Parti Communiste en 1929. Il critiqua alors le
freudisme. Dix ans plus tard, en novembre 1939, honorant Sigmund Freud qui
venait de trépasser, il avança que la doctrine « en fait appartenait déjà
au passé. L’intérêt pour les conceptions et les méthodes de Freud n’a cessé de
diminuer durant les dix dernières années. Il a même disparu dans les milieux
scientifiques réellement avancés (...) Il est vraisemblable que la psychanalyse
subira un sort analogue à celui de la phrénologie et de l’hypnotisme.»[1] Politzer est un
visionnaire reconnu.
L’hostilité
jaillit surtout à la libération lorsque les militants communistes firent, avant
les antipsychiatres qu’ils rejoignirent plus tard, de la psychanalyse une
« idéologie réactionnaire ». Le modèle à suivre avait été donné par
le journal « L’Humanité »,
d’abord le 27 janvier 1949, où Guy Leclerc traitait la psychanalyse d’« idéologie de
basse police et d’espionnage », puis, le 17 février 1949, d’« arme de
propagande crapuleuse », dans les mains de ceux qui « tentent
d’abrutir les peuples à coup de complexes ». Pour que ce soit plus clair,
Sven Follin nous
apprend deux ans plus tard que « la psychanalyse rejoint la famille des
idéologies fondées sur l’irrationnel, jusques et y compris l’idéologie nazie.
Hitler ne faisait pas autre chose en cultivant les mythes de la race et du
sang, forme nazie de l’irrationnel des instincts ».[2] Ce
rapprochement entre le nazisme et le freudisme, sous la plume d’un auteur
réputé « sous-marin » des
soviets, est quand même offensant, quand on sait que la quasi totalité des
notables de la psychanalyse étaient des Juifs à l’époque. Enfin, un collectif
de camarades rédacteurs — c’est-à-dire le même Sven Follin associé à Serge
Lebovici, Lucien Bonnafé, Evelyne et Jean Kestemberg, Louis Le Guillant, Jules Monnerot, et Salem Shentoub —
estima que la psychanalyse était un « instrument politique » destiné
à transformer « le révolté en névrosé », car « la psychanalyse
vient renforcer la psychotechnique ordinaire dans un travail policier qui
fonctionne au service du patronat et de l’occupant américain en vue de
l’élimination des indociles et des résistants ».[3] Cet assaut de
violence ne manque pas de saveur non plus, eu égard d’abord au sens des mots,
notamment du dernier, ensuite au fait que parmi les huit signataires
communistes se trouvait Serge Lebovici, lequel inscrit au « parti des
travailleurs » à trente ans en 1945, deviendra un haut dignitaire de la
psychanalyse. Alors, tout à coup silencieux contre elle, il pourra vanter après
sa conversion la « valeur adaptative » de la cure freudienne qu’il
insultait lors de sa croisade communiste, en dénigrant tout ce qui n’était pas
la psychanalyse. Serge Lebovici, étiqueté « méchant lapin » par Lacan[4], devint à deux
reprises, de juillet 1973 à 1977, le premier président français de
l’Association Internationale de Psychanalyse... C’est sous sa présidence, au 30ème
congrès IPA à Jérusalem en juillet 1977, qu’Anna Freud adressa un texte déclarant que la
qualification de « science juive » était un titre de gloire pour la
psychanalyse. Ce que son père n’aurait certainement pas apprécié, car, avait-il
écrit, « l’existence d’une science aryenne et d’une science juive est
inconcevable. Les résultats scientifiques doivent être identiques quelle que
puisse être la façon de les présenter. Si des différences se reflètent dans
l’appréhension des paramètres scientifiques objectifs, c’est qu’il y a quelque
chose qui ne va pas. »[5] Mais Serge
Lebovici s’opposera à la psychiatrie mondiale — dite
péjorativement « anglo-saxonne » parce que, dans le monde
scientifique, l’outil de communication est depuis longtemps l’anglais, y
compris pour les japonais, quoique le « saxon » soit aujourd’hui
rarement employé... — c’est-à-dire à sa nomenclature nosographique internationale, jugée trop
« adaptative ». Ô
tempora ! Ô mores !
La
ligne du parti changea donc à la mort de son maître Staline et
dans la foulée de la dénonciation prudente de ses crimes par Krouchtchev en
1956. Les marxistes, prenant les psychanalystes tels les « idiots utiles » désignés à leur
attention par Lénine, s’en rapprochèrent et, témoignant d’une
excellente acuité diagnostique, assimilèrent le freudisme à une contre-culture
nécessaire à leur stratégie, notamment dans la mouvance de mai 1968.
Les
rapprochements entre les agitateurs et les psychanalystes ont été soulignés par
plusieurs commentateurs. On pouvait d’ailleurs passer sans trop s’en rendre
compte d’un camp à l’autre, voire appartenir aux deux. Elisabeth Roudinesco occupe une place de choix à la croisée des
chemins de l’histoire. Sa mère Jenny Weiss (épouse Roudinesco puis Aubry) fidèle entre les fidèles de Lacan, était
aussi la sœur cadette de Louise Weiss, la célèbre militante féministe du
mouvement des suffragettes. Puis Françoise Dolto psychanalysa durant quelques mois l’enfant
Elisabeth pétrissant de la pâte à modeler, ce qui fixa le destin de
l’historienne du lacanisme. Elisabeth Roudinesco adhéra en 1969 au groupe
lacanien et, de 1971 à 1979 — c’est-à-dire entre l’invasion de la
Tchécoslovaquie et celle de l’Afghanistan —, également au Parti Communiste
Français.[6] Roudinesco
rappelle que de nombreux familiers de Jacques Lacan furent à l’époque les « compagnons de
route » de « la gauche prolétarienne » ou d’autres
« groupuscules ». Leur ambition avouée était de « détruire
l’université »[7],
et de remplacer la culture dominante par l’idéologie lacanienne. L’argent
passait alors directement des poches des patients dans celles des
contestataires, et Jacques Lacan leur « annonça que le pavé et la bombe
lacrymogène remplissaient la fonction de l’objet a »[8]. Fallait-il
lire « l’objet petit a » ou
bien « l’objet petit tas » ?
Jacques
Lacan, prétendu maurrassien dans sa jeunesse, était à l’époque lié à une
intelligentsia communiste plus conservatrice et devait garder opportunément une
distance de réserve avec l’agitation, ce que ses fidèles lui reprochèrent, mais
il dut concevoir à leur endroit quelques craintes du fait de la concurrence.
« La révolution, c’est moi », dira-t-il au gauchiste Alain Geismar, rajoutant : « vous rendez ma
révolution impossible, et vous m’enlevez mes disciples ».[9]
Quelques années plus
tard, après l’épisode 68, quand la houle s’apaisera dans le liquide
révolutionnaire de circonstance, chacun occupera des positions jugées dignes de
sa pointure, qu’il estimait lui revenir dans la hiérarchie de la société, puis
s’étant approprié un pouvoir qu’il n’aurait pas eu aussi facilement sans le
marxisme ou sans la psychanalyse, rentrera dans les rangs du nouvel ordre
social qu’il s’était fabriqué.
Les
élites de la vieille garde freudienne, qui avaient exclu Lacan en 1963,
occupaient déjà des places honorifiques chèrement gagnées dans l’université
française. Ils étaient inamovibles. Dès lors les nouvelles générations et les
dissidents du freudisme durent, attendant une heure plus propice, s’installer
ailleurs, à l’université nouvelle de Vincennes par exemple, ou investir des
îlots protégés, grâce au communiste Louis Althusser qui
obtint de Fernand Braudel une
charge de conférence et put ouvrir à l’école
Pratique des Hautes études un
séminaire lacanien dès 1964 (la 1ère intervention fut
« l’excommunication »). Ainsi l’école
Normale Supérieure devint un creuset freudo-marxiste très prisé des
intellectuels activistes.
Le marxisme et le
lacanisme s’épaulaient, mais l’entraide pouvait déplaire à quelques-uns. La
colère des justes[10] et les
condamnations morales souvent issues des rangs de l’analyse, se révoltant cette
fois contre le nouveau totalitarisme et l’adulation freudo-lacanienne n’y
feront rien. L’opposition contre l’idéologie sectaire, à la fois ferment et
produit de la décomposition du monde occidental, qui — par Louis Althusser,
Michel Foucault, ou Roland Barthes — a
« infesté la scène parisienne » en effectuant « des opérations
de diversion pour le compte du Parti Communiste » et se servant du
« signifiant » pour masquer les monstruosités du stalinisme et du
maoïsme[11], ou encore
l’offensive contre Gilles Deleuze et
Felix Guattari, ces « braves et imperturbables
professeurs de philosophie, devenus soudain prophètes de la schizophrénie des
ci-devant marxistes orthodoxes tentant d’asperger l’univers, en dépit de toute
économie, de leur flux libidinal »[12], toutes ces
gesticulations ne pourront rien changer. Les attaques terribles des
philosophes, des spécialistes de l’érudition et de la linguistique[13], les
défections des anciens défenseurs tout à coup clairvoyants et déçus[14], resteront
sans écho véritable. Car la coquille était vide.
[1] ‘‘Fin de la psychanalyse’‘, La Pensée n°3. Politzer signa son
pamphlet anti-freudien sous le pseudonyme de Th. W. Morris, un médiocre
anagramme de Maurice Thorez, sans doute pour saluer le secrétaire général du
parti communiste français. Car le 4 octobre 1939, après le pacte
Germano-Soviétique du 23 août, M. Thorez venait de déserter, en suivant la
ligne du Komintern, pour se réfugier en Belgique, puis à Moscou en mai 1940.
[2] Sven Follin, ‘‘Bilan de la psychanalyse’‘.
La Nouvelle Critique 27, juin 1951: 43.
[3] ‘‘Autocritique. La psychanalyse, idéologie
réactionnaire’‘, in: La Nouvelle Critique, n°7, juin 1949: 52-73. Cf. S.
Turkle, 1978: 119 & 126 note 34; Roudinesco, 1994 vol.2: 196 & 261; et
Ohayon, 1999: 338 sq.
[4] Cité par Roudinesco, 1994 vol 2: 250.
[5] Lettre de Freud à Ferenczi, 8/07-1913.
[6] Roudinesco, 1994 (Généalogies): 37, &
49.
[7] Roudinesco, 1993: 439.
[8] Roudinesco, 1993: 438.
[9] Roudinesco, 1993: 430.
[10] Le très honnête François Roustang (1976),
par exemple.
[11] Propos de Cornelius Castoriadis, cités par
Roudinesco, 1993: 497.
[12] Cornelius Castoriadis, ibid.
[13] J.F. Revel (1957, 1968), R. Pommier (1978),
F. George (1979), etc.
[14] Cf. l’indulgence très sélective de la
lacanienne communiste Catherine Clément (1978), par exemple.
(In: Jacques Bénesteau. "Mensonges freudiens. Histoire d'une désinformation séculaire". Préface de Jacques Corraze. Edition Mardaga., Sprimont, 2002. Pages : 313 - 316).

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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.
Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".
Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.
Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :
"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".
Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".
Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".