mardi 1 mai 2018

Jacques Bénesteau, récalcitrant très éclairé. La psychanalyse dans la mouvance hexagonale.

(C'est nous qui mettons en caractères gras dans le texte ci-dessous).



Dans la mouvance hexagonale.


Les communistes ont condamné la psychanalyse aussi longtemps que l’ordre du parti leur indiquait cette pensée originale comme politiquement convenable, jusqu’à la mort de Staline en 1953. En France, les attaques les plus rudes furent d’abord celles de Georges Politzer.

Politzer avait fréquenté la société psychanalytique viennoise à la fin de la première guerre mondiale, puis adhéré au Parti Communiste en 1929. Il critiqua alors le freudisme. Dix ans plus tard, en novembre 1939, honorant Sigmund Freud qui venait de trépasser, il avança que la doctrine « en fait appartenait déjà au passé. L’intérêt pour les conceptions et les méthodes de Freud n’a cessé de diminuer durant les dix dernières années. Il a même disparu dans les milieux scientifiques réellement avancés (...) Il est vraisemblable que la psychanalyse subira un sort analogue à celui de la phrénologie et de l’hypnotisme.»[1] Politzer est un visionnaire reconnu.

L’hostilité jaillit surtout à la libération lorsque les militants communistes firent, avant les antipsychiatres qu’ils rejoignirent plus tard, de la psychanalyse une « idéologie réactionnaire ». Le modèle à suivre avait été donné par le journal « L’Humanité », d’abord le 27 janvier 1949, où Guy Leclerc traitait la psychanalyse d’« idéologie de basse police et d’espionnage », puis, le 17 février 1949, d’« arme de propagande crapuleuse », dans les mains de ceux qui « tentent d’abrutir les peuples à coup de complexes ». Pour que ce soit plus clair, Sven Follin nous apprend deux ans plus tard que « la psychanalyse rejoint la famille des idéologies fondées sur l’irrationnel, jusques et y compris l’idéologie nazie. Hitler ne faisait pas autre chose en cultivant les mythes de la race et du sang, forme nazie de l’irrationnel des instincts ».[2] Ce rapprochement entre le nazisme et le freudisme, sous la plume d’un auteur réputé « sous-marin » des soviets, est quand même offensant, quand on sait que la quasi totalité des notables de la psychanalyse étaient des Juifs à l’époque. Enfin, un collectif de camarades rédacteurs — c’est-à-dire le même Sven Follin associé à Serge Lebovici, Lucien Bonnafé, Evelyne et Jean Kestemberg, Louis Le Guillant, Jules Monnerot, et Salem Shentoub — estima que la psychanalyse était un « instrument politique » destiné à transformer « le révolté en névrosé », car « la psychanalyse vient renforcer la psychotechnique ordinaire dans un travail policier qui fonctionne au service du patronat et de l’occupant américain en vue de l’élimination des indociles et des résistants ».[3] Cet assaut de violence ne manque pas de saveur non plus, eu égard d’abord au sens des mots, notamment du dernier, ensuite au fait que parmi les huit signataires communistes se trouvait Serge Lebovici, lequel inscrit au « parti des travailleurs » à trente ans en 1945, deviendra un haut dignitaire de la psychanalyse. Alors, tout à coup silencieux contre elle, il pourra vanter après sa conversion la « valeur adaptative » de la cure freudienne qu’il insultait lors de sa croisade communiste, en dénigrant tout ce qui n’était pas la psychanalyse. Serge Lebovici, étiqueté « méchant lapin » par Lacan[4], devint à deux reprises, de juillet 1973 à 1977, le premier président français de l’Association Internationale de Psychanalyse... C’est sous sa présidence, au 30ème congrès IPA à Jérusalem en juillet 1977, qu’Anna Freud adressa un texte déclarant que la qualification de « science juive » était un titre de gloire pour la psychanalyse. Ce que son père n’aurait certainement pas apprécié, car, avait-il écrit, « l’existence d’une science aryenne et d’une science juive est inconcevable. Les résultats scientifiques doivent être identiques quelle que puisse être la façon de les présenter. Si des différences se reflètent dans l’appréhension des paramètres scientifiques objectifs, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. »[5] Mais Serge Lebovici s’opposera à la psychiatrie mondiale — dite péjorativement « anglo-saxonne » parce que, dans le monde scientifique, l’outil de communication est depuis longtemps l’anglais, y compris pour les japonais, quoique le « saxon » soit aujourd’hui rarement employé... — c’est-à-dire à sa nomenclature nosographique internationale, jugée trop « adaptative ». Ô tempora ! Ô mores !

La ligne du parti changea donc à la mort de son maître Staline et dans la foulée de la dénonciation prudente de ses crimes par Krouchtchev en 1956. Les marxistes, prenant les psychanalystes tels les « idiots utiles » désignés à leur attention par Lénine, s’en rapprochèrent et, témoignant d’une excellente acuité diagnostique, assimilèrent le freudisme à une contre-culture nécessaire à leur stratégie, notamment dans la mouvance de mai 1968.

Les rapprochements entre les agitateurs et les psychanalystes ont été soulignés par plusieurs commentateurs. On pouvait d’ailleurs passer sans trop s’en rendre compte d’un camp à l’autre, voire appartenir aux deux. Elisabeth Roudinesco occupe une place de choix à la croisée des chemins de l’histoire. Sa mère Jenny Weiss (épouse Roudinesco puis Aubry) fidèle entre les fidèles de Lacan, était aussi la sœur cadette de Louise Weiss, la célèbre militante féministe du mouvement des suffragettes. Puis Françoise Dolto psychanalysa durant quelques mois l’enfant Elisabeth pétrissant de la pâte à modeler, ce qui fixa le destin de l’historienne du lacanisme. Elisabeth Roudinesco adhéra en 1969 au groupe lacanien et, de 1971 à 1979 — c’est-à-dire entre l’invasion de la Tchécoslovaquie et celle de l’Afghanistan —, également au Parti Communiste Français.[6] Roudinesco rappelle que de nombreux familiers de Jacques Lacan furent à l’époque les « compagnons de route » de « la gauche prolétarienne » ou d’autres « groupuscules ». Leur ambition avouée était de « détruire l’université »[7], et de remplacer la culture dominante par l’idéologie lacanienne. L’argent passait alors directement des poches des patients dans celles des contestataires, et Jacques Lacan leur « annonça que le pavé et la bombe lacrymogène remplissaient la fonction de l’objet a »[8]. Fallait-il lire « l’objet petit a » ou bien « l’objet petit tas » ?

Jacques Lacan, prétendu maurrassien dans sa jeunesse, était à l’époque lié à une intelligentsia communiste plus conservatrice et devait garder opportunément une distance de réserve avec l’agitation, ce que ses fidèles lui reprochèrent, mais il dut concevoir à leur endroit quelques craintes du fait de la concurrence. « La révolution, c’est moi », dira-t-il au gauchiste Alain Geismar, rajoutant : « vous rendez ma révolution impossible, et vous m’enlevez mes disciples ».[9]
Quelques années plus tard, après l’épisode 68, quand la houle s’apaisera dans le liquide révolutionnaire de circonstance, chacun occupera des positions jugées dignes de sa pointure, qu’il estimait lui revenir dans la hiérarchie de la société, puis s’étant approprié un pouvoir qu’il n’aurait pas eu aussi facilement sans le marxisme ou sans la psychanalyse, rentrera dans les rangs du nouvel ordre social qu’il s’était fabriqué.

Les élites de la vieille garde freudienne, qui avaient exclu Lacan en 1963, occupaient déjà des places honorifiques chèrement gagnées dans l’université française. Ils étaient inamovibles. Dès lors les nouvelles générations et les dissidents du freudisme durent, attendant une heure plus propice, s’installer ailleurs, à l’université nouvelle de Vincennes par exemple, ou investir des îlots protégés, grâce au communiste Louis Althusser qui obtint de Fernand Braudel une charge de conférence et put ouvrir à l’école Pratique des Hautes études un séminaire lacanien dès 1964 (la 1ère intervention fut « l’excommunication »). Ainsi l’école Normale Supérieure devint un creuset freudo-marxiste très prisé des intellectuels activistes.

Le marxisme et le lacanisme s’épaulaient, mais l’entraide pouvait déplaire à quelques-uns. La colère des justes[10] et les condamnations morales souvent issues des rangs de l’analyse, se révoltant cette fois contre le nouveau totalitarisme et l’adulation freudo-lacanienne n’y feront rien. L’opposition contre l’idéologie sectaire, à la fois ferment et produit de la décomposition du monde occidental, qui — par Louis Althusser, Michel Foucault, ou Roland Barthes — a « infesté la scène parisienne » en effectuant « des opérations de diversion pour le compte du Parti Communiste » et se servant du « signifiant » pour masquer les monstruosités du stalinisme et du maoïsme[11], ou encore l’offensive contre Gilles Deleuze et Felix Guattari, ces « braves et imperturbables professeurs de philosophie, devenus soudain prophètes de la schizophrénie des ci-devant marxistes orthodoxes tentant d’asperger l’univers, en dépit de toute économie, de leur flux libidinal »[12], toutes ces gesticulations ne pourront rien changer. Les attaques terribles des philosophes, des spécialistes de l’érudition et de la linguistique[13], les défections des anciens défenseurs tout à coup clairvoyants et déçus[14], resteront sans écho véritable. Car la coquille était vide.





[1] ‘‘Fin de la psychanalyse’‘, La Pensée n°3. Politzer signa son pamphlet anti-freudien sous le pseudonyme de Th. W. Morris, un médiocre anagramme de Maurice Thorez, sans doute pour saluer le secrétaire général du parti communiste français. Car le 4 octobre 1939, après le pacte Germano-Soviétique du 23 août, M. Thorez venait de déserter, en suivant la ligne du Komintern, pour se réfugier en Belgique, puis à Moscou en mai 1940.
[2] Sven Follin, ‘‘Bilan de la psychanalyse’‘. La Nouvelle Critique 27, juin 1951: 43.
[3] ‘‘Autocritique. La psychanalyse, idéologie réactionnaire’‘, in: La Nouvelle Critique, n°7, juin 1949: 52-73. Cf. S. Turkle, 1978: 119 & 126 note 34; Roudinesco, 1994 vol.2: 196 & 261; et Ohayon, 1999: 338 sq.
[4] Cité par Roudinesco, 1994 vol 2: 250.
[5] Lettre de Freud à Ferenczi, 8/07-1913.
[6] Roudinesco, 1994 (Généalogies): 37, & 49.
[7] Roudinesco, 1993: 439.
[8] Roudinesco, 1993: 438.
[9] Roudinesco, 1993: 430.
[10] Le très honnête François Roustang (1976), par exemple.
[11] Propos de Cornelius Castoriadis, cités par Roudinesco, 1993: 497.
[12] Cornelius Castoriadis, ibid.
[13] J.F. Revel (1957, 1968), R. Pommier (1978), F. George (1979), etc.
[14] Cf. l’indulgence très sélective de la lacanienne communiste Catherine Clément (1978), par exemple.


(In: Jacques Bénesteau. "Mensonges freudiens. Histoire d'une désinformation séculaire". Préface de Jacques Corraze. Edition Mardaga., Sprimont, 2002. Pages : 313 - 316).









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Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

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