vendredi 12 décembre 2014

Henri ELLENBERGER. Freud, professor extraordinarius.





« (…) Un des points les plus obscurs dans la vie de Freud est la raison de sa nomination si tardive au poste de professeur extraordinaire. Traditionnellement, on évoque l’antisémitisme, le scandale provoqué par ses théories sexuelles, la mesquinerie de ses collègues, jaloux de sa supériorité. Il obtint enfin cette nomination, ajoute la légende, quand une de ses riches malades soudoya le ministre de l’Education en faisant don d’un tableau de Böcklin à la galerie d’art qu’il patronnait. La découverte, par Josef et Renée Gicklhorn, d’une série de quarante documents sur la carrière universitaire de Freud dans les archives de l’université de Vienne et les archives de l’Etat autrichien, a rendu enfin possible une étude objective des faits. K.R. Eissler y a ajouté ultérieurement deux autres documents. Nous savons ainsi qu’en janvier 1897 les professeurs Nothnagel et Krafft-Ebing demandèrent à l’assemblée des professeurs de proposer Freud pour le titre de professeur extraordinaire. Lors de sa réunion du 13 janvier 1897, l’assemblée chargea un comité de six professeurs de rédiger un rapport à ce sujet. Le 12 juin 1897, après avoir écouté un rapport favorable lu par Krafft-Ebing, l’assemblée recommanda au ministre la nomination de Freud. Mais c’est seulement le 27 février 1902 que le ministre de l’Education publique, Freiherr W. von Hartel proposa cette nomination qui fut signée par l’empereur François-Joseph le 5 mars 1902. Les documents dont nous disposons ne nous fournissent pas suffisamment de renseignements sur ce qui se passa pendant ces cinq années. Dans une lettre à Fliess, datée du 11 mars 1902, Freud rapporte comment, à son retour de Rome, il se rendit compte qu’il lui fallait agir lui-même, s’il voulait jamais obtenir cette nomination tant retardée, comment, au ministère, Sigmund Exner lui fit comprendre que « influences » jouaient contre lui et qu’il ferait bien de chercher « des contre-influences », comment il les trouva en la personne d’une de ses anciennes malades, Frau Elise Gomperz, et comme il pria Nothangel et Krafft-Ebing de renouveler leur requête en sa faveur. Enfin, grâce à l’intervention d’une autre de ses anciennes malades, la baronne von Ferstel, le titre de professeur extraordinaire lui fut accordé.

Il est certain que le renouvellement de la requête par Nothangel et Krafft-Ebing, le 5 décembre 1901, aboutit à la nomination de Freud, mais ceci n’explique pas pourquoi la première requête de l’assemblée des professeurs fut enterrée pendant plus de quatre ans. Les Gicklhorn ont proposé l’explication suivante : le 28 mai 1898, le ministre de l’Education décida, par un décret secret, de réduire le nombre des nominations de professeur extraordinaire en stipulant que ceux qui seraient nommés devraient être capables de remplacer le professeur titulaire, et estimant aussi qu’il fallait favoriser ceux des Privat-Dozenten qui avaient une longue pratique de l’enseignement. Selon les Gicklorn, Freud ne remplissait pas ces conditions : il avait le titre de Privat-Dozent en neurologie, mais non en psychiatrie (comme c’était le cas de Wagner-Jauregg). Par ailleurs, il s’était davantage préoccupé de sa clientèle privée, plus lucrative, que de ces fonctions d’enseignant. K.R. Eissler a contesté point par point ces conclusions des Gicklhorn. Il est certain que des candidats dont les noms avaient été proposés en même temps que celui de Freud ou même après lui obtinrent leur nomination avant lui. Le ministre avait évidemment subi des changements répétés et le nouveau ministre, Wilhelm von Hartel, homme extrêmement actif, responsable de tout le système scolaire autrichien ainsi que des affaires religieuses et culturelles, ne pouvait évidemment pas connaître les détails de chaque candidature individuelle. Mais ils subissait toutes sortes de pressions politiques et bien des nominations de professeurs furent indépendantes des mérites scientifiques des candidats. C’est pourquoi von Hartel fut la cible d’attaques véhémentes de la part de Karl Kraus. Von Hartel fut aussi attaqué par les antisémites parce qu’il avait fait obtenir un prix littéraire à Arthur Schnitzler, et parce qu’il avait publiquement condamné l’antisémitisme devant le Parlement autrichien. Que Freud n’ait pas été nommé plus tôt ne saurait, dès lors, être attribué à l’antisémitisme. Quant à la légende qui voudrait que la nomination de Freud ait été obtenue par Frau von Ferstel en échange d’un tableau de Böcklin (Die Burgruine), Renée Gicklhorn a montré que ce tableau resta en possession de ses propriétaires, la famille Thorsch, jusqu’en 1948 et que la Galerie moderne avait déjà acquis un autre Böcklin. A cela, K.R. Eissler répliqua que la Galerie moderne avait reçu de la baronne Marie von Ferstel, en 1902, un tableau d’Emile Orlik intitulé « Eglise à Auscha ». Toutefois, le peu de valeur de ce tableau ne peut que confirmer l’invraisemblance de la légende d’après laquelle la nomination de Freud aurait été obtenue par corruption. Il est possible que le don de ce tableau n’ait été qu’un témoignage de gratitude de la baronne au ministre. Nous pouvons donc en conclure, semble-t-il, que ce retard dans la nomination de Freud a surtout été l’effet de la force d’inertie bureaucratique d’un système où l’on accordait toujours la priorité aux candidats recommandés ; or, Freud lui-même avait été longtemps trop absorbé par son auto-analyse pour s’occuper activement de sa carrière professorale. »


(In : Henri F. ELLENBERGER. « Histoire de la découverte de l’inconscient ». Editions Fayard, Paris, 1970, pages : 476 – 478).


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