vendredi 26 décembre 2014

Jacques BOUVERESSE. Irréfutabilité de la psychanalyse et méthode.





« (…) Ce qui se passe n’est donc pas que les hypothèses de Freud se trouvent confirmées par des faits qui pourraient en principe tout aussi bien les contredire, mais plutôt que la grammaire de ce qui est susceptible de compter comme une explication ou une raison a été fixée d’une manière telle qu’il ne peut justement pas y avoir d’explication ou de raison d’un type tout à fait différent, que l’on accepterait de considérer comme étant l’explication ou la raison. Freud n’hésite pas à affirmer, dans certains cas, qu’un contre-exemple apparent a été produit simplement par le désir (inconscient) de réfuter la théorie qu’il avance et à le transformer ainsi immédiatement en une confirmation supplémentaire.

(…)

Timpanaro cite la leçon sur « Le travail du rêve » (XI° Leçon des Vorlesungen) comme exemple à l’appui de l’appréciation suivante : « Ce qu’il y a peut-être de plus capricieux et de plus malhonnête du point de vue scientifique que tout le reste est la « démonstration » que Freud donne du désir refoulé. » Timpanaro estime que la faiblesse de la théorie du rêve de Freud n’est pas d’être contredite de temps à autre par des faits donc elle ne parvient pas à rendre compte, ce qui ferait d’elle une théorie scientifique comparable à beaucoup d’autres et aussi respectable que n’importe quelle autre, mais de disposer, au contraire, de moyens qui lui permettent d’échapper à toute possibilité de falsification.

(…)

Même si l’on trouve un peu trop simpliste et dogmatique la critique de Popper, on doit admettre, en tout cas, qu’il est bien difficile d’imaginer à quoi pourrait ressembler un contre-exemple susceptible de constituer un problème sérieux et peut-être insoluble pour la théorie du rêve de Freud.

Un lecteur raisonnablement méfiant de L’interprétation de rêves ne tarde pas à se demander si Freud a véritablement cherché  à tester sa théorie ou, en tout cas, est parvenu à la tester réellement. Le genre d’astuce qu’il utilise en dernier ressort pour disposer de certains faits récalcitrants montre bien que ce qu’il a fait a considéré plutôt, dans le langage de Wittgenstein, à proposer une « formation de concept » (Begriffsbildung) et à adopter une méthode de description qui sont universellement applicables non pas parce qu’il s’avère progressivement que les faits sont réellement conformes à ce que dit la théorie, mais bien plutôt en raison de la décision qui a été prise au départ des les conceptualiser et de les décrire de cette façon. Les contre-exemples traités constituent, en réalité, bien moins une menace pour le contenu de la théorie elle-même qu’un défi proposé à l’ingéniosité interprétative et relevé à chaque fois avec succès par le théoricien. Freud nous propose simplement d’accepter une connexion conceptuelle à laquelle  nous n’avions pas encore songé entre le rêve à la réalisation d’un désir. Il cherche à nous persuader de considérer désormais le rêve de cette façon ; mais il ne démontre pas et n’a pas réellement besoin de démontrer que tout rêve est effectivement la réalisation d’un désir. L’adoption d’un système de représentation du genre de celui qu’il se donne équivaut normalement à la décision de décrire dorénavant tous les cas qui pourraient se présenter en fonction d’un paradigme déterminé, ce qui signifie, pour certains d’entre eux, en termes de déviations plus ou moins importantes (que l’on peut espérer expliquer par ailleurs) par rapport au paradigme. Mais, dans le cas de l’explication essentialiste que Freud donne de la nature du rêve, on se rend compte assez rapidement que les déviations ne seront jamais qu’apparentes. Même les rêves d’angoisse sont en fin de compte réellement des rêves de désir.

Comme la plupart des théories philosophiques, la construction freudienne repose donc avant tout sur une tendance caractéristique à généraliser ou à  universaliser la cas clair :

« Nous avons à présent une théorie ; une théorie « dynamique » (allusion à la théorie « dynamique » du rêve de Freud) de la proposition, du langage, mais elle ne nous apparaît pas comme théorie. La chose caractéristique dans le cas d’une théorie de ce genre est bel et bien qu’elle considère un cas particulier, clairement intuitif, et dit : « Cela montre comment les choses sont de façon générale ; ce cas est le modèle de tous les cas » - « Naturellement ! Cela doit être ainsi », disons-nous et nous sommes satisfaits. Nous sommes parvenus à une forme de présentation qui nous frappe comme une évidence. Mais c’est comme si nous avions vu à présent quelque chose qui est sous la surface. » (L. Wittgenstein, Zettel, B. Blackwell, Oxford, 1969, § 444).

(…)

La proposition selon laquelle « Tout rêve est la réalisation déguisée d’un désir » est, en somme, du même type que celle du Tractatus : « Toute proposition est l’image d’un fait », et aussi peu satisfaisante qu’elle. « J’ai dit autrefois, remarque Wittgenstein, que la proposition était une image de la réalité. Cela pourrait introduire une façon très utile de la considérer, mais ce que cela dit est uniquement que je veux la considérer de cette manière » (Wittgenstein’s Lectures 1932-1935, p. 108, note). Freud ne fait, pour l’essentiel, rien de plus que cela dans le cas du rêve. Malheureusement, dans les deux cas, l’adoption d’un mode de description extrêmement général apparaît et est interprétée à tort comme correspondant à la découverte d’un fait non moins général qui unifie en profondeur la multiplicité, que l’entendement philosophique ne se résigne pas à accepter, des phénomènes de surface. Il n’est pas difficile de comprendre, dans ces conditions, pourquoi Wittgenstein trouvait Freud si intéressant du point de vue philosophique. Dans une leçon consacrée au livre de Freud sur Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, « il dit que le livre de Freud sur cette question était un très bon livre pour chercher des erreurs philosophiques et que la même chose était vraie de ses écrits en général, parce qu’il y a tellement de cas dans lesquels on peut se demander si ce qu’il dit est une « hypothèse » et dans quelle mesure c’est uniquement une bonne façon de représenter un fait – une question sur laquelle il dit que Freud était constamment obscur ».

Wittgenstein ne croit donc pas que les explications psychanalytiques soient acceptées sur la base de données multiples et diversifiées, même si elles peuvent donner à première vue cette impression et si c’est bien l’impression que Freud cherche à donner : « Prenez la conception de Freud selon laquelle l’anxiété est toujours la répétition sous une certaine forme de l’anxiété que nous avons éprouvée à la naissance. Freud n’établit pas cela en référence à des preuves (evidence) – car il ne pourrait pas le faire. Mais c’est une idée qui exerce une attraction prononcée. Elle a le caractère attrayant qu’ont les explications mythologiques, les explications qui disent que tout cela est une répétition de quelque chose qui s’est produit antérieurement. Et lorsque les gens acceptent ou adoptent cela, alors certaines choses semblent beaucoup plus claires et faciles pour eux » (Lectures and Conversations, p. 43). Wittgenstein a beau se présenter à l’occasion comme un « disciple » de Freud, il ne croit pas davantage, comme nous l’avons vu, que l’existence de l’inconscient lui-même ait été rendue certaine ou, en tout cas, suffisamment probable par des faits et des arguments du genre de ceux que Freud est convaincu d’avoir fourni en abondance (…).

(…)


(In : Jacques BOUVERESSE, « Philosophie, mythologie, et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, éditions l’Eclat, Paris, 1991, pages 59 – 66).









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Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

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