dimanche 28 décembre 2014

Jacques VAN RILLAER et S. CHICHE sur le dernier livre d'Elisabeth ROUDINESCO.




S. CHICHE donne son avis sur le livre de Roudinesco : "Freud en son temps et dans le nôtre" :



"Le Crépuscule d’une idole de Michel Onfray nous faisait espérer qu’il se trouverait quelqu’un qui relèverait, avec suffisamment de minutie et de panache, le défi de nous raconter un autre Freud. Non pas celui qui fut idéalisé jusqu’à la caricature par Ernst Jones, lequel avait, dans La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, publié entre 1953 et  1957, expurgé, dans une hagiographie ridicule, toutes les aspérités de ce qui fait une vie d’homme : il faut, quand on est psychanalyste, être aveugle pour croire encore à cette légende dorée concernant un homme qui de son propre aveu disait qu’il était prêt à se faire « l’avocat du diable mais sans pour autant se donner au diable ». Mais peut-on encore aujourd’hui écrire une énième biographie de Freud en apportant du nouveau ?


Historienne de la psychanalyse, auteur d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans plusieurs langues, Élisabeth Roudinesco publie le résultat de son travail dans un gros volume de 592 pages, Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre. Vous l’aurez compris : l’ouvrage n’est pas de ces opuscules qu’on peut lire en deux heures et qu’on oublie le lendemain même. Il faut consentir à prendre le temps d’entrer dans ce livre comme dans un gros roman viennois du début du siècle dernier, à la Musil, dont Freud ignora d’ailleurs superbement le travail, tout comme il ignora la plupart des avant-gardes littéraires et artistiques de son époque. Le lecteur qui n’est pas familier des théories psychanalytiques découvrira, dans l’évocation du Yiddishland des parents de Freud, celle de personnalités hors du commun (Lou Andréas-Salomé, Marie Bonaparte, Georg Groddeck, Minna Bennays, Bertha Pappenheim…) qui ont croisé la route du Viennois, ou encore de scènes intimes (rongé par un cancer, Freud demande à sa fille de l’aider à installer sa prothèse de la mâchoire, ailleurs il pleure, comme on pleure la perte d’un être cher, la mort d’un de ses chiens), une vaste fresque dont chaque chapitre éclaire un panneau.


Ceux qui ont suivi avec colère, passion et acharnement tous les détails des Freud wars, initiées dans les pays anglo-saxons dans les années 1990 et essaimées en France avec la parution du Livre noir de la psychanalyse (2005), apprendront-ils des choses ? Les amateurs de scoop en seront pour leurs frais. Aucune révélation sensationnaliste. Mais là ne sont pas l’objet du livre, ni son ambition. Il existe d’ores et déjà plusieurs dizaines de biographies sur Freud. La première, écrite par son disciple Fritz Wittels, parut de son vivant en 1934 et, note Élisabeth Roudinesco elle-même, qui revient longuement dans son épilogue sur chacune des biographies précédentes, « chaque école psychanalytique a son Freud ». Il s’est même trouvé un facétieux biographe latino-américain, Emilio Rodrigué, pour créer, en 1996, un Freud tout droit sorti d’un roman de Gabriel Garcia Marquez. Est-ce à dire qu’il s’agit là seulement du Freud de Roudinesco ? Non, car l’historienne a l’intelligence de ne pas ignorer, à quelques exceptions près, la plupart des travaux des autres, y compris ceux des plus farouches antifreudiens.


Tout en reprenant certains travaux de Carl Schorske, Peter Gay, et Jacques Le Rider, elle a cependant profité de l’ouverture, en 2010, des Archives Sigmund Freud désormais accessibles au département des manuscrits de la Library of Congress de Washington, pour consulter des documents non encore exploités. L’occasion de découvrir, par exemple, plus précisément, les ascendants de Freud, commerçants juifs de la Galicie orientale, ou certains patients de Freud bien moins connus que « L’homme aux loups » ou « Anna O. » – y compris pour la plupart des analystes français contemporains : Bruno Veneziani et son addiction à la morphine, Abram Kardiner terrorisé par son père, Horace Frink, écartelé entre sa femme, sa maîtresse, et ses accès mélancoliques ou maniaques…


Pas question pour Élisabeth Roudinesco d’embaumer Freud. Elle semble ne pas chercher à cacher grand-chose du rapport complexe qu’il eut avec la religion comme avec les femmes de sa vie (la sienne, sa belle-sœur, ses patientes, ses égéries…), cite à plusieurs reprises, en reconnaissant l’importance des travaux de Mikkel Borch-Jacobsen sur les patients de Freud, ses errances avec certains d’entre eux, qu’il sermonnait dans des lettres où il semblait avoir perdu tout usage de sa prétendue « neutralité bienveillante ». Qu’on ne se méprenne donc pas : si elle est aussi agréable à lire qu’un bon roman, et reste accessible à un large public, cette peinture morale de Freud en viennois de son temps, entouré de sa famille, de ses disciples, de ses amis, aux prises avec les tourments de ses patients comme avec l’antisémitisme qui gagne alors l’Autriche, reste aussi une réponse point par point, exhumation d’archives et nombreuses citations de source à l’appui, à Michel Onfray : faire de Freud un « bourgeois libidineux, avorteur clandestin, adepte des bordels et de la masturbation » est aussi grotesque que les délires de ceux qui voient aujourd’hui dans chaque personne influente un membre de la secte des Illuminati, même si, concède Élisabeth Roudinesco, il est vrai que « Freud voyait en chaque fille l’image positive ou négative de la mère ou le reflet inversé de la sœur, ou encore dans chaque gouvernante le substitut d’une mère, d’une tante, d’une sœur ou d’une grand-mère ».


De même, insiste-t-elle, Freud n’a jamais mis enceinte sa belle-sœur, la sœur de sa femme, l’obligeant en 1923 à se faire avorter dans le plus grand secret. Michel Onfray devrait, ironise Élisabeth Roudinesco, apprendre à compter : à l’époque, Minna Bernays avait 58 ans. Imaginer un seul instant que Freud, en exil à Londres, refusa d’accueillir ses quatre sœurs âgées chez lui et fut donc directement responsable de leur extermination par les nazis relève de la contre-vérité historique odieuse. Faire de Freud un homophobe réactionnaire, c’est non seulement avoir mal lu ses Trois essais sur la théorie sexuellemais aussi méconnaître certains faits avérés. S’il est exact qu’il n’a pas voulu admettre d’emblée les penchants homosexuels de sa fille Anna, alors même qu’elle fit avec lui une analyse de quatre ans, il accepta ensuite, avec une générosité qui ferait s’étrangler de fureur les partisans de la Manif pour tous, d’héberger chez lui pendant des années, la compagne d’Anna, Dorothy Burlingham et ses enfants. Il y a deux ans, lors de son audition à l’Assemblée nationale à propos du mariage pour tous, Élisabeth Roudinesco avait d’ailleurs eu le cran d’affirmer que Freud « a accepté dans sa vie que sa fille Anna élève les enfants de sa compagne et il a considéré qu’il s’agissait là d’une famille : ce sont ses mots ». C’est en se remémorant ces paroles, dont on lui en sait gré, qu’on comprend alors, un dimanche d’octobre 2014, les yeux voilés de colère, assis, non pas à l’arrière d’une calèche à Vienne, en 1913, mais sur le strapontin d’une rame de métro remplie de militants anti-mariage pour tous, le titre de cette biographie. Oui, en cette époque troublée, le temps de Freud est souvent aussi le nôtre.
"



*                            *



Réponse du Professeur Jacques VAN RILLAER aux arguments de S. CHICHE : 


"Mme Chiche a raison de parler de ce livre comme d’un « gros roman viennois du début du siècle dernier ». En effet, É. Roudinesco a produit un roman historique, bien loin d’une étude rigoureuse, en particulier en ce qui concerne la psychanalyse.

S. Chiche écrit que « les amateurs de scoop en seront pour leurs frais ». En fait, on trouve dans ce gros livre quantité de détails sur la famille de Freud, ses chiens, son cancer, les commerçants juifs, l’antisémitisme, etc., mais absolument rien de neuf sur les patients de Freud, du moins si l’on a lu de Mikkel Boch-Jacobsen « Les patients de Freud » (2011). Pour une présentation de ce livre, réellement novateur :


S. Chiche écrit que Roudinesco a profité de l’ouverture des Archives Freud à Washington pour consulter des documents non encore exploités. Dans un moment touchant de sincérité, Roudinesco avoue sur Youtube qu’elle a passé une semaine aux Archives ! (Sans doute le temps de visiter des locaux et de faire quelques photocopies).

En réalité, toutes les archives Freud rendues publiques avaient déjà été exploitées !

Quand on compare ce qu’écrit Roudinesco sur les patients et ce qu’on lit dans l’ouvrage susmentionné de Borch-Jacobsen, on se demande s’il faut parler de recopiage ou de plagiat. S. Chiche nous assure que Roudinesco « reconnaît l’importance des travaux de Mikkel Borch-Jacobsen sur les patients de Freud ». En fait, elle le cite par-ci par-là en note infrapaginale, mais elle minimise totalement le fait que c’est sa principale source d’information sur les patients de Freud.

S. Chiche semble croire que Roudinesco a répondu « point par point » à Michel Onfray. C’est ce que raconte Roudinesco, notamment sur ce site, où elle déclare, en une formule hyperbolique dont elle est coutumière, avoir trouvé dans le livre d’Onfray 600 erreurs ! (soit une par page !) :

http://www.paris-normandie.fr/detail_article/articles/1964276/loisirs/elisabeth-roudinesco--il-aurait-fallu-que-freud-fut-dieu#.VJiCKEBUOA

Ayant bien lu le « Freud » de Roudinesco, je n’ai trouvé que trois réponses claires à Onfray, dont celle que se plait à rapporter Mme Chiche : 

« Michel Onfray va jusqu’à affirmer que Freud obligea Minna à avorter d’un enfant de lui en 1923, oubliant qu’à cette date elle avait … cinquante-huit ans »
Mais … ni Roudinesco ni Mme Chiche ne donnent la page où Onfray aurait fait cette erreur de date ! J’ai cherché en vain, chez Onfray, cette coquille. Par contre, j’ai trouvé celle-ci chez Roudinesco : elle évoque (p. 433) Nikolaus von Coudenhove-Kalergi en donnant sa date de naissance (1894) et de mort (1972), puis précise que Freud connaissait bien son livre paru à Berlin en 1901. Si je compte bien, cet auteur a publié son livre à l’âge de … 6 ans.

Pour les deux autres soi-disant réponses à Onfray, voir :
http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2368

Depuis longtemps, l’« historienne » a une façon très très personnelle de « travailler » les faits et d’écrire des légendes. Exemple :

Pierre Rey a consulté Lacan pour des phobies sociales. Au terme de 10 années de séances quotidiennes d’analyse, il a constaté que ses phobies n’avaient pas disparu : “L’avouer aujourd’hui me fait sourire : je suis toujours aussi phobique.” (“Une saison chez Lacan”, Laffont, p. 77).
Cela devient chez Roudinesco : “Pierre Rey s’était rendu chez Lacan sur le conseil d’un ami analyste, suicidaire. La cure avait commencé à la fin de l’année 1969. Elle dura jusqu’en 1978, se déroula en face à face et coûta un prix exorbitant. […] Au bout de trois mois, le patient allait mieux. Ses symptômes phobiques avaient disparu” (“Jacques Lacan”, Fayard, 1993, p. 501)

Pour des exemples du même acabit dans son “Freud”, voir ce compte rendu détaillé sur le site de “Sciences et pseudo-sciences” : 

http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2368



J. Van Rillaer
Professeur émérite de psychologie à l’Université de Louvain.



 




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