samedi 13 décembre 2014

Karl POPPER. Retour sur le "principe de responsabilité renforcé".





« Le résultat d’un calcul ne sera pas, en règle générale, plus précis que la moins précise des données. De même, une prédiction ne sera pas, en règle générale, plus précise que l’une quelconque des conditions initiales sur lesquelles elle est basée. Si bien que pour satisfaire à l’exigence qui veut qu’il soit toujours possible de pouvoir, en règle générale, augmenter la précision des conditions initiales en question autant qu’on le voudra. Les conditions initiales devront être suffisamment précises pour qu’on puisse résoudre le problème posé par le projet de prédiction.

Dans la recherche d’une définition du déterminisme « scientifique », ce serait à l’évidence trop vague d’exiger que l’on parvienne à prédire avec un quelconque degré de prédiction stipulé, à condition de pouvoir s’appuyer sur des conditions initiales « suffisamment précises ». Formulée de cette manière, la définition serait triviale. En effet, l’on pourrait toujours affirmer y avoir satisfait, tout en échouant de façon systématique dans la déduction des prédictions, en faisant valoir que les conditions initiales n’étaient pas « suffisamment précises ». Afin de remédier à cette situation, il nous faut exiger qu’on puisse déterminer si les conditions initiales sont suffisamment précises ou non avant même de tester les résultats de nos prédictions. En d’autres termes, il faut pouvoir déterminer à l’avance, en partant du projet de prédiction (lequel doit énoncer, entre autres, le degré de précision requis de la prédiction), et en conjonction avec la théorie, le degré de précision des conditions initiales ou des données nécessaires afin que puisse se réaliser le projet de prédiction en question. Pour le formuler d’une manière plus complète, nous dirons qu’il faut pouvoir rendre compte par avance de tout échec de la prédiction d’un événement avec le degré de précision voulu ; et cela, en montrant que nos conditions initiales ne sont pas suffisamment précises, et en établissant le degré de précision qu’elles devraient avoir pour que cette tâche de prédiction puisse être effectuée.

Si bien que toute définition du déterminisme « scientifique » devra nécessairement être fondée sur le principe suivant (c’est-à-dire, sur le principe de « responsabilité ») : nous pouvons calculer, en partant de notre projet de prédiction (en conjonction, bien sûr, avec nos théories), le degré de précision requis dans les conditions initiales.

Certains projets de prédiction satisfont au principe de « responsabilité », contrairement à d’autres. On dira d’une théorie qu’elle satisfait au principe de « responsabilité » lorsque les projets de prédiction qu’elle comporte font, en règle générale, de même.

Il peut être utile, dans certains cas, d’employer un « principe de responsabilité » renforcé en se référant à la précision des mesures possibles à partir desquelles peuvent se calculer les conditions initiales, plutôt qu’à la précision des conditions initiales. Ainsi, dans ce sens renforcé, un projet de prédiction peut ne pas être conforme au principe de « responsabilité » parce qu’on ne peut déterminer, en partant du projet (et de la théorie), le degré de précision requis dans les mesures possibles, mesures sur lesquelles seraient basées nos prédictions. Il est néanmoins concevable que le même projet de prédiction soit conforme au principe de « responsabilité » dans le sens le plus faible : nous serons capables de calculer le degré de précision nécessaire des conditions initiales pour qu’il puisse être résolu.

L’idée renforcée de la responsabilité est évidemment plus réaliste que l’autre. Une théorie qui serait conforme au principe de « responsabilité » au sens faible, mais non au sens renforcé, serait une théorie dont le caractère déterministe ne pourrait, en principe, être testé. On ne saurait donc l’invoquer pour appuyer le déterminisme « scientifique ». C’est-à-dire, que pour être plus précis, le déterminisme « scientifique » requiert le principe de « responsabilité » en son sens renforcé. Il n’empêche que, dans ce qui suit, ce sera toujours le principe de « responsabilité » au sens faible que j’aurai à l’esprit, les cas où je ferai spécialement allusion à la différence entre les deux sens mis à part. La raison en est que, si une théorie n’est pas conforme au principe de « responsabilité » au sens faible, elle ne le serait de toute évidence pas davantage au sens renforcé. En d’autres termes, la non-« responsabilité » au sens faible implique la non-« responsabilité » au sens renforcé, où est logiquement plus puissante que celui-ci.

Puisque le déterminisme « scientifique » implique le principe de « responsabilité », il suffirait d’un seul exemple d’un problème de prédiction, applicable à notre monde, et dont le caractère non conforme au principe de « responsabilité » serait assuré, pour que s’écroule cette doctrine. Cependant, même au cas où on ne pourrait alléguer un exemple indubitable de ce genre, il sera au moins devenu manifeste qu’il n’existe aucune raison de croire au déterminisme « scientifique » s’il s’avère que nous n’avons aucune raison de croire que les conditions établies par le principe de « responsabilité » sont universellement remplies.

Au cours des prochains paragraphes, j’essaierai de montrer qu’en au moins deux domaines s’effondrent quelques arguments convaincants du sens commun, ainsi que quelques arguments philosophiques célèbres, soutenus en faveur du déterminisme, précisément parce qu’il n’y aucune raison de croire que les conditions établies par le principe de « responsabilité » y sont remplies.

Nous établirons ceci. Il est possible que notre connaissance d’un domaine aille toujours en s’accroissant, que nos prédictions s’y étendent toujours plus loin, et que celles-ci soient toujours plus précises. Cette augmentation perpétuelle de nos capacités de prédiction ne constitue pourtant pas nécessairement un argument valable à l’appui de la conviction que le déterminisme « scientifique » vaut pour ce domaine. Nos prédictions peuvent toujours aller en s’améliorant, alors même qu’elle sont élaborées au moyen de méthodes qui ne suggèrent même pas que l’on y satisfait au principe de « responsabilité ».

L’on traitera plus loin (paragraphe 17) du problème de la « responsabilité » dans la physique classique. Il sera montré qu’il n’existe à peu près aucune raison de croire que cette dernière est conforme au principe de « responsabilité » au sens faible, et de fort bonnes pour croire qu’elle ne l’est pas du tout au sens renforcé. »

(…)

(In : Karl POPPER, « L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme », traduction de Renée Bouveresse, Éditions Hermann, Paris, 1984, pages : 10 – 12).



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Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

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