samedi 13 décembre 2014

Karl POPPER. "Des sources de la connaissance et de l'ignorance".







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« (…) Le moment est venu, à présent, de formuler les conclusions épistémologiques de ces analyses. Je présenterai celles-ci sous la forme d’une série de dix thèses.

1. Il n’existe pas de source ultime de la connaissance. Aucune source, aucune indication n’est à éliminer, et toutes se prêtent à l’examen critique. A l’exception du domaine historique, ce sont en général les faits eux-mêmes que nous soumettons à examen, et non les sources d’où procèderait l’information.

2. La question appropriée, pour l’épistémologie, n’est pas celle des sources. Il s’agit au contraire de se demander si l’assertion énoncée est vraie, si elle s’accorde avec les faits. (Les travaux d’A. Tarski ont montré qu’il est possible de faire intervenir la notion de vérité objective, c’est-à-dire de la correspondance avec les faits, sans se trouver pris dans des antinomies). Nous nous efforçons alors de répondre, du mieux que nous pouvons, en examinant ou en testant l’assertion elle-même, soit de manière directe, soit en en soumettant les conséquences à l’examen et aux tests.

3. Pour ce genre d’examen, différentes démarches peuvent convenir. Une des procédures caractéristiques consiste à examiner si nos théories sont compatibles avec nos observations. Mais on peut aussi, par exemple, examiner la cohérence interne de la concordance de diverses sources historiques.

4. C’est la tradition qui représente - si l’on exclue la connaissance innée – la source à l’évidence la plus importante, en qualité comme en quantité, pour notre savoir. Nous avons appris la majeure partie de ce que nous savons par l’exemple, par des relations, par la lecture d’ouvrages, mais aussi en apprenant à critiquer, à admettre et à accepter la critique, et à respecter la vérité.

5. Que la plupart des sources de notre connaissance ressortissent à la tradition conduit à récuser l’antitraditionnalisme comme une position peu conséquente. Mais on ne saurait tirer argument de ce fait pour tenter d’étayer une attitude traditionnaliste : chaque parcelle de ce savoir issu de la tradition (et même nos connaissances innées) se prête à l’examen critique et est susceptible d’être invalidée. Pourtant, sans la tradition, il serait impossible de connaître.

6. La connaissance ne saurait s’élaborer à partir de rien – d’une tabula rasa -, ni procéder de la seule observation. Les progrès du savoir sont essentiellement la transformation d’un savoir antérieur. Bien que ces progrès soient dus quelquefois, en archéologie par exemple, à un hasard de l’observation, l’importance des découvertes réside habituellement dans leur capacité à modifier nos théories antérieures.

7. En matière de théorie de la connaissance, les positions pessimistes et optimistes constituent une égale réponse. C’est l’allégorie platonicienne de la caverne qui est dans le vrai, et non pas la théorie optimiste de la réminiscence (même s’il faut convenir que tous les êtres humains, comme tous les animaux, voire les plantes, ont un savoir inné). Or, bien que le monde des apparences soit effectivement constitué de simples ombres, sur les parois de notre caverne, nous cherchons tous constamment à aller au-delà de celui-ci ; et même si, comme l’a dit Démocrite, la vérité est cachée au fond de l’abîme, nous avons le pouvoir de sonder cet abîme. Nous ne disposons pas de critères de la vérité, et cette situation nous incite au pessimisme. Mais nous possédons bien des critères qui, la chance aidant, peuvent nous permettre de reconnaître l’erreur et la fausseté. La clarté et la distinction ne constituent pas des critères de la vérité, mais des traits tels que l’obscurité ou la confusion sont susceptibles d’être des indices d’erreur. De même, la cohérence est impuissante à prouver la vérité, mais l’incohérence ou l’incompatibilité servent bel et bien à démontrer la fausseté. Et nos propres erreurs sont, après que nous en avons pris conscience, comme des lanternes sourdes qui nous aident à nous affranchir à tâtons des ténèbres de la caverne.

8. Ni l’observation ni la raison ne font autorité. L’initiation de l’esprit comme l’imagination jouent toutes deux un rôle décisif, mais on ne peut s’en remettre à elles : elles peuvent nous montrer les choses avec un grande clarté et, pourtant, elles sont susceptibles de nous induire en erreur. Elles sont indispensables parce que ce sont les principales sources de nos théories ; mais la plupart de ces théories sont, de toute manière, fausses. La vocation essentielle de l’observation et du raisonnement, voire de l’intuition et de l’imagination, est de contribuer à la critique de ces conjectures aventurées à l’aide desquelles nous sondons l’inconnu.

9. Si la clarté est par elle-même précieuse, il en va autrement de l’exactitude et de la précision : il n’y a aucune raison de chercher à obtenir une précision supérieure à celle qu’exige le problème posé. La précision du langage n’est qu’une fiction, et les problèmes qui ont trait à la signification ou la définition des mots sont de peu de poids. (…) Les mots n’ont d’intérêt qu’en tant qu’ils sont les instruments de la formulation des théories, et il faut à tout prix éviter les questions qui ne sont que querelles de mots.

10. Toute solution d’un problème donne naissance à de nouveaux problèmes qui exigent à leur tour solution ; l’importance du phénomène est fonction de la difficulté du problème initial comme de la hardiesse de la solution proposée. Plus nous apprenons sur le monde, et plus ce savoir s’approfondit, plus la connaissance de ce que nous ne savons pas, la connaissance de notre ignorance prend forme et gagne en spécificité comme en précision. Là réside en effet la source majeure de notre ignorance : le fait que notre connaissance ne peut être que finie, tandis que notre ignorance est nécessairement infinie.

(…) Il serait alors salutaire de ne pas oublier que si les diverses parcelles de savoir que nous possédons nous rendent assez dissemblables, dans notre infinie ignorance nous sommes tous égaux ».

(In : Karl POPPER, « Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique », Éditions Payot, Paris, 1985, pages : 52 – 55).




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Brefs commentaires :

Sur la huitième thèse de Karl Popper :

Comme il le démontre d'ailleurs dans ce chapitre de "Conjectures et réfutations", (mais aussi dans "La connaissance objective" et d'autres de ses livres) l'observation (pure des faits) n'existe pas ou n'est qu'un mythe de la connaissance. Toute observation est nécessairement entachée de théorie ou d'un préjugé théorique. Sans cela, aucune observation n'est possible (K. Popper). Elle n'est donc pas davantage la source princeps de la connaissance et ne peut jamais l'être (voir par exemple sa critique de la théorie de l'esprit seau laquelle est en cohérence avec la dévastation réalisée par Popper du positivisme logique). Ce serait plutôt la raison en ce qu'elle permet les conjectures et les hypothèses que nous pouvons ensuite soumettre à l'examen critique par le biais d'expériences sur les faits observés. En conséquence, et toujours en conformité avec ce qu'a écrit Popper lui-même, l'observation n'est jamais à la source d'aucune théorie (ou hypothèse ou conjecture), mais toujours l'inverse. Popper propose d'ailleurs de très nombreux arguments logiques imparables à ce sujet.

Mais comme il l'introduit, l'observation ne peut donc faire autorité (pour les raisons qui précèdent), et la raison non plus, parce que les réalités que nous construisons (et qui sont toujours théoriques) sur le Réel, sont toujours logiquement faillibles et susceptibles d'être révisées après des tests ou même par l'examen de leur structure logique.

Il n'y a donc jamais rien d'absolu : ni l'observation, ni la raison à tous les moments où elle peut être utilisée. Que ce soit lors des conjectures métaphysiques, de leur transformation en hypothèses testables, puis des énoncés de tests (conditions initiales, etc.) et enfin de l'interprétation de leurs résultats. (Il vaut mieux donc avoir lu le chapitre dans son ensemble pour bien comprendre ce qu'écrit Popper dans cette thèse).

Toutes les théories scientifiques, si et seulement si elles sont scientifiques, sont fausses, sans aucune exception possible. C'est-à-dire que par rapport à la vérité certaine, aucune théorie corroborée par l'être humain ne peut toucher à l'absolu, ou au "vrai". Elles approchent de la Vérité, sans jamais pouvoir l'atteindre. Jamais. Donc, elles sont... fausses! Fausses sans aucune exception possible, parce qu'une seule d'entre elle est interdite par la logique : il est tout à fait impossible de résoudre le problème de la précision absolue dans une mesure de quoique ce soit d'empirique ou du domaine du Réel. Et enfin il est tout aussi impossible qu'un énoncé universel au sens strict (ce que sont toutes les théories scientifiques de n'importe quelle science ou corpus théorique se présentant comme tel) puisse être "vérifié" avec certitude par une quelconque méthode inductive, et même par la méthode hypothético-déductive. Nous ne pouvons pas, dans le présent, vérifier empiriquement tous les énoncés singuliers logiquement déductibles à partir d'un énoncé universel au sens strict parmi lesquels se trouvent aussi des énoncés décrivant des occurrences de faits susceptibles de se produire dans le futur. Cette impossibilité restera à jamais indépassable, voilà par contre une certitude sur laquelle nous pouvons nous fonder quant au choix à effectuer sur la méthode pour accéder à la connaissance objective.

Notre ignorance est donc infinie. Voilà sans aucun doute une des sources (...) inépuisable pour l'optimisme et aussi le progrès de la connaissance.



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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".

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