samedi 13 décembre 2014

Karl POPPER. Retour sur le problème de la vérité, de la cohérence et de la signification.







Les mots... Sont-ils si importants ?



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« Je serais prêt à soutenir que l’un des succès majeurs d’Alfred Tarski est d’avoir effectivement fait de la logique une affaire fondamentalement réaliste ; et cela, en y introduisant deux idées. La première (partiellement anticipée par Bolzano) est que la conséquence logique est transmission de vérité. La seconde, dirais-je, c’est la réhabilitation de la théorie de la vérité-correspondance, la réhabilitation de l’idée que la vérité consiste tout simplement dans la correspondance avec les faits.

Je m’écarte ici, je crois, sans doute un peu des positions de Quine : je pense, en effet, qu’on devrait interpréter cette idée de Tarski comme une liquidation du relativisme, et que Tarski a raison de prétendre que sa théorie de la vérité est une théorie « absolutiste » de la vérité. Pour expliciter ce dernier point, je me propose de raconter une très vieille histoire, mais en y introduisant un élément un peu nouveau. La vieille histoire, c’est l’histoire des trois principales théories de la vérité. L’élément nouveau, c’est que j’élimine de cette histoire le mot « vérité » et, avec ce mot, l’impression qu’il ne s’agirait ici que d’une affaire de mots ou de définitions verbales. Une telle élimination nécessite toutefois une discussion préalable.

Des trois principales théories de la vérité, la plus ancienne est la théorie de la correspondance, la théorie selon laquelle la vérité consiste dans la correspondance avec les faits, ou, pour le formuler de manière plus précise, selon laquelle un énoncé est vrai (si et seulement si) il correspond aux faits, ou s’il décrit les faits de manière adéquate. C’est cette théorie qu’à mon avis Tarski a réhabilitée. La seconde théorie est celle qu’on appelle théorie de la cohérence ; un énoncé est considéré comme vrai (si et seulement si) il est cohérent avec le reste de nos connaissances. La troisième théorie dit que la vérité, c’est l’utilité pragmatique.

Commençons par la théorie de la cohérence ; il en existe toutes sortes de versions ; je n’en indiquerai que deux. Selon la première, la vérité consiste dans la cohérence avec nos croyances, ou, pour être plus précis, un énoncé donné est vrai s’il est cohérent avec le reste de nos croyances. Je trouve l’idée un peu déconcertante car je me refuse à mettre les croyances sous une forme logique, pour des raisons bien connues. (Si Pierre croit p, et si p et q se déduisent l’un de l’autre, nous pourrions dire que Pierre est dans la nécessité logique de croire q. Cependant, il peut ignorer que p et q se déduisent l’un de l’autre et, en fait, ne pas croire q.)

Selon la seconde version de la théorie de la cohérence, un certain énoncé donné, dont nous ne savons pas s’il est vrai ou faux, doit être accepté comme vrai si, et seulement si, il est cohérent avec les énoncés que nous avons préalablement acceptés. Cette version a pour effet de rendre notre connaissance foncièrement conservatrice : il n’est guère possible de déloger une connaissance ainsi « installée dans ses tranchées ».

La théorie de l’utilité pragmatique concerne surtout le problème des théories dans les sciences de la nature, comme la physique. Elle dit que nous devrions accepter une théorie physique comme vraie si, dans les tests et autres applications, elle s’avère pragmatiquement utile, si elle réussit.

Je propose maintenant de recourir à une sorte d’astuce. Mon astuce est la suivante. Je vais cesser désormais, jusqu’à la fin de cet article, de faire référence à la vérité. Je ne me demanderai plus dorénavant : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il y a à cela plusieurs raisons. Ma principale raison, c’est que je suis convaincu qu’on devrait faire disparaître les questions du type « Qu’est-ce que ? » ou « Que sont ? », autrement dit, toutes les questions verbales, les questions de définitions. Je considère les questions du type « Qu’est-ce que ? » ou « Que sont ? » comme des pseudo-questions : toutes n’ont pas l’air d’être ainsi des pseudo-questions, mais je pense qu’elles le sont toutes. Je pense qu’on ne devrait pas poser des questions du type « Qu’est-ce que la vie ? », ou « Qu’est-ce que la matière ? », ou « Qu’est-ce que l’esprit ? », ou « Qu’est-ce que la logique ? » Ce sont typiquement des questions stériles.

Nous devrions donc à mon avis rejeter également la question : « Qu’est-ce que la vérité ? ».

Ma première raison de rejeter la question « Qu’est-ce que la vérité ? » (celle que je viens d’indiquer), peut être appelée « anti-essentialisme ». Ma seconde raison est encore plus importante. C’est que nous devrions absolument éviter, comme la peste, de discuter du sens des mots. La discussion sur le sens des mots est un des jeux favoris de la philosophie, passée et présente : les philosophes croient de manière invétérée que les mots et le sens des mots sont importants, et qu’ils sont l’affaire propre de la philosophie.

(…)

On devrait toujours s’en tenir aux assertions, aux théories, et à la question de leur vérité. On ne devrait jamais se laisser entraîner dans les questions verbales ou les questions de signification, et jamais ne porter d’intérêt aux mots. Si quelqu’un vient contester un mot que nous employons en demandant s’il signifie vraiment ceci ou peut-être plutôt cela, nous devrions répondre : « Je n’en sais rien, et les significations ne m’intéressent pas ; et, si vous le souhaitiez, j’adopterai avec plaisir votre propre terminologie. » Cela ne fait jamais de mal. On ne devrait jamais disputer sur les mots, jamais se laisser entraîner dans des questions de terminologie. On devrait toujours éviter les discussions sur les concepts. Ce qui nous intéresse vraiment, nos vrais problèmes, ce sont des problèmes qui portent sur les faits, autrement dit, des problèmes qui concernent les théories et leur vérité. Ce qui nous intéresse, ce sont les théories et la manière dont elles résistent à la discussion critique ; et c’est notre intérêt pour la vérité qui contrôle notre discussion critique.


 
LES IDEES
C’est-à-dire
 
Les désignationsOu les termesOu les concepts 
Les énoncés
Ou les propositions
Ou les théories
 
Peuvent être exprimées
Sous forme de
 
mots 
assertions
 
Qui peuvent être
 
Doués de signification 
vraies
 
Et leur
 
sens 
vérité
 
Peut se réduire à l’aide de
 
définitions 
dérivations
 
A celui/celle de
 
Concepts non définis 
Propositions primitives
La tentative pour établir (et non réduire) par ces moyens
Leur sens 
Leur vérité
Conduit à une régression à l’infini



(In : Karl POPPER, "La connaissance objective", éditions Aubier, Paris, 1991, pages : 454 - 457).




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Commentaires :

Sur le "sens", sa subjectivité et son impasse.

Dans ce chapitre que je conseille de lire en entier aux récalcitrant(e)s éclairé(e)s, Popper nous démontre l'impasse de la "signification" dans le but de la connaissance.

Un "sens peut en cacher un autre"! Voilà bien une formule qui pourrait être reprise à l'avantage de la psychanalyse, mais c'est tout le contraire qui se produit en réalité. Lorsque l'on dit un mot de la vie courante à un individu en lui demandant de dire les mots qui lui viennent à l'esprit, comme par exemple, "voiture", on ne peut que lui faire une suggestion. Et, à la suite de ce mot, il peut lui venir à l'esprit (d'où la définition même de la suggestion), bien d'autres mots, comme par exemple, "vitesse", "contravention", etc. Donc, cette petite expérience "rend nécessaire" (...) l'hypothèse de la mémoire inconsciente, que nous préfèrerons largement dénommer par "mémoire implicite" ou "mémoire à long terme".

Mais il y a une différence capitale à remarquer entre les prétentions faramineuses de la psychanalyse dotées de sa théorie de l'inconscient, et la théorie de l'inconscient à laquelle nous adhérons. Un psychanalyste, en effet, aurait la prétention d'expliquer pourquoi le locuteur a choisi, malgré lui, de dire "voiture", et aussi pourquoi l'émetteur a choisit, tout aussi malgré lui, de dire, "vitesse", "contravention", etc. Il ne pourrait pas manquer d'y trouver des confirmations de sa théorie, sur la base de prétendues causes "psycho-sexuelles". Avec la psychanalyse, on le sait depuis que Freud a publié sa Psychopathologie de la vie quotidienne, tous les mots, et même tous les nombres qui donnent l'impression d'être énoncés au hasard, en fait, ne le seraient pas, et seraient tous soumis, sans exception à un déterminisme psychique inconscient, qui exclurait prima faciae tout hasard et tout non sens. Et Freud est même allé encore beaucoup plus loin, en prétendant, sans aucune preuve indépendante, que les mots absurdes n'échapperaient pas à cette règle.

Mais le "sens" ?..

Donc la psychanalyse propose à ses victimes de venir s'allonger sur le divan pour débiter des associations dites "libres". Et le psychanalyste ne manque pas, bien sûr, de rebondir sur des "mots", sur des phrases, et demander, via le jeu des interprétations, des suggestions, etc., quel "sens" cela prend pour le patient. Il peut bien tenter aussi de modifier les "sens" du patient, de les triturer, de les renverser complètement.

Cependant, la pensée d'un individu fonctionne en permanence. Nous pensons constamment à quelque chose au cours d'une journée, et nous sommes soumis aux aléas de l'environnement, ou nous formons l'objectif d'en acquérir le contrôle. Par exemple, nous pouvons faire des lectures diverses, regarder des ouvres d'art, aller au cinéma, discuter avec d'autres personnes. Toutes ces activités influent, elles aussi sur nos représentations cognitives, et sur nos mémoires, y compris la mémoire implicite. Donc, nos "sens" se modifient, parfois rapidement, nos représentations sur les choses, les événements, la culture, etc., se modifient aussi. En outre, ses modifications ne sont, pour beaucoup d'entre elles, absolument pas prédictibles par nous, et en tout cas, celles qui peuvent l'être ne le sont, ni ne le seront jamais en totalité pour des raisons de logique.

Ensuite, nous ne pouvons avoir accès à un contrôle de nos calculs mentaux, du fonctionnement de notre mémoire implicite. Et si par "calcul mentaux", il faut aussi entendre les réflexions diverses, les compétences et habiletés cognitives mobilisées lors d'un projet conscient de l'atteinte d'un but ; même dans un tel cas, il est impossible de disposer a priori d'une quelconque méthode de la "pensée réussie", bref d'avoir "tout calculé". Car se voir soi-même penser au moment où l'on pense dans le cadre d'une réflexion pour l'atteinte d'un but, est impossible. Nous ne pouvons contrôler entièrement la détermination de tous nos algorithmes de pensée.

En somme, il n'y a aucune possibilité pour résoudre prima faciae de tels problèmes "déterministes" dans un sens absolu. Ce qui implique, comme nous avons tenté de le démontrer, sur la base de l'oeuvre de Karl Popper, que l'indéterminisme, en toutes choses humaines, nous accompagne toujours. Il y a toujours une part d'inconnaissable, d'incalculable, et cette part-là nous ne pouvons l'occulter et la ranger pourtant dans ce qui ne pourrait peut-être constituer des causes déterminantes dans nos pensées, nos actions, etc., mais jamais de manière absolue.

Tout cela pour dire, qu'aucun psychanalyste, aucune psychanalyse, quelle qu'elle soit, ne peut contrôler le mouvement de la pensée, qu'elle soit consciente, et surtout inconsciente, et qui plus est, en utilisant la méthode du sens à un niveau subjectif, c'est-à-dire au niveau de l'individu isolé ou soumis aux suggestions d'un analyste. En somme, les prétentions trop déterministes de la psychanalyse ne permette pas de comprendre la pensée humaine, elles la condamne a toujours tenter de la dresser, de la formater, ou encore de l'obliger par divers moyens, à "croire" en ses dogmes.

Cette impossibilité logique d'un contrôle de la pensée fait que tous les prétendus "résultats" obtenus au cours de la cure ne peuvent qu'être que circonstanciels à cette dernière, et tout aussi bien s'évanouir juste après, à moins que tout un travail de formatage, de dressage, de soumission, de conversion d'un esprit aux dogmes de la psychanalyse n'ait pu fonctionner, et faire son oeuvre délétère sur l'individu, en faisant de lui un nouvel adepte de la secte.

En effet, une "analyse", en jouant sur le "sens", en suggérant sans arrêt d'autres mots, d'autres "sens", peut donc toujours en créer d'autres et ainsi éloigner de plus en plus le sujet de lui-même, en lui faisant croire que tous ces "contenus" divulgués sous l'effet des suggestion, "c'est lui", c'est "son soi" inconscient, ou "ça l'était", etc.. Bref, la psychanalyse, peut parvenir, chez les plus fragiles à fabriquer d'autres personnes qui soient conformes à ses théories, mais qu'elle aura réussi à ôter à elles-mêmes.
Une "analyse" peut donc bien être interminable, tout comme l'est toute régression à l'infini...

(Patrice Van den Reysen. Tous droits réservés).



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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

Et nous-mêmes : "Restons citoyens, restons vigilants, mais, renonçons à la violence et à l'intolérance. Travaillons à sauvegarder la citoyenneté, à en améliorer le contenu et les pouvoirs, les libertés autant que les responsabilités".

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