vendredi 26 décembre 2014

Jacques BOUVERESSE. L'inconscient en psychanalyse ou l'erreur de l'homunculus.





« Les commentateurs et les critiques de Freud ont remarqué depuis longtemps qu’une des raisons essentielles de la difficulté qu’il éprouve à construire une représentation stable et satisfaisante de la nature de l’esprit provient de l’oscillation fréquente et de la tension constante entre deux analogies ou deux paradigmes, dont l’un, celui de la mécanique, lui semble correspondre à ce que doit être une approche scientifique impersonnelle des phénomènes concernés, alors que l’autre, le paradigme anthropomorphique l’entraîne régulièrement du côté de ce que Wittgenstein appelle la mythologie. A certains moments, le fonctionnement de l’inconscient est décrit comme obéissant à des lois objectives, de type purement mécanique, à d’autres l’inconscient se trouve investi de propriétés psychologiques du même genre que celles de la personne à laquelle il appartient et crédité d’un comportement intentionnel et intelligent qui donne l’impression de ne pouvoir appartenir en principe qu’à un agent conscient. Il joue dans le deuxième cas le rôle d’un « homunculus » auquel sont appliqués des concepts qui n’ont en principe de sens qu’au niveau de la personne prise comme un tout. Comme l’on fait remarquer certains critiques, tout comme c’est moi, et non pas ma main, qui signe un chèque, des choses comme la censure, le refoulement, etc., si elles ont un auteur, ne peuvent être rapprochées qu’à la personne entière, et ne devraient pas être considérées comme exercées par une partie de son cerveau ou de son esprit, qu’il s’agisse du moi, du surmoi ou d’autre chose. Dans le langage de Dennett, on pourrait dire qu’en dépit de son statut en principe subpersonnel, l’inconscient est régulièrement décrit dans des termes qui ne sont applicables, en toute rigueur, qu’au niveau de la personne. Comme le dit Archard : « D’une part, l’inconscient est un agent psychique intentionnel, mais qui a un comportement finalisé de type purement mécanique ; d’autre part, l’inconscient est cognitivement premier, alogique, constitué de désirs mouvants et irréfléchis, mais il fait un usage très sophistiqué du langage » (op. cit., p. 128). La description purement mécanique, donnée en termes de flux, de distribution et de décharge d’énergie psychique, semble couper définitivement l’inconscient de la sphère intentionnelle, avec laquelle il doit pourtant entretenir des relations essentielles et par rapport à laquelle il est censé jouer un rôle explicatif fondamental. Et la description ouvertement intentionnelle nous condamne, semble-t-il, à commettre ce que Kenny décrit, en s’inspirant des remarques de Wittgenstein, comme étant « l’erreur de l’homunculus ». (1).

Comme le fait remarquer justement Archard, il y a un lien direct entre la critique qui consiste à invoquer l’incompatibilité de l’explication causale et de l’explication intentionnelle et celle qui met en avant le caractère fondamentalement inapproprié de toute tentative réductionniste d’explication de ce qui est proprement psychique ou mental à partir de quelque chose de purement neurophysiologique : « L’explication causale semble plausible en tant qu’elle est et dans la mesure où elle est une explication neurophysiologique ; inversement, le langage intentionnel semble approprié uniquement à une explication de ce qui est irréductiblement mental ou psychique. Ce qui doit être dit immédiatement est ceci : premièrement, l’inadéquation supposée établie des théories neurophysiologiques de Freud ne devrait pas et ne peut pas raisonnablement être considérée comme démontrant l’échec de toute explication réductionniste, en tant que telle ; deuxièmement, une interprétation dualiste de Freud présente des problèmes à la fois quant à son dualisme et en tant qu’interprétation de Freud » (op. cit., p. 130).

Il serait, bien entendu, tout à fait absurde et malhonnête de reprocher à Freud de n’avoir pas résolu le problème qui est celui de toutes les théories ou philosophies de l’esprit et qu’aucune d’entre elles, même les plus « scientifiques » et les plus récentes, n’a pour l’instant résolu de façon réellement satisfaisante. La difficulté qu’il rencontre est celle de toutes les conceptions qui se proposent de rendre compte de l’intentionnalité et de l’intelligence qui se manifestent au niveau personnel en essayant de les faire émerger de la combinaison et de la coopération de constituants et d’agents en principe inintelligents et aveugles (c’est en tout cas ainsi qu’ils doivent nécessairement apparaître au stade ultime de l’analyse, celui auquel auront été éliminés tous les « hommunculi » des stades antérieurs) qui appartiennent au niveau subpersonnel. On suggère parfois que Lacan a résolu cette difficulté qui subsiste chez Freud, en oubliant une fois pour toutes les concessions au matérialisme vulgaire, au réductionnisme et au biologisme et les emprunts « malheureux » qui sont faits au langage de l’énergétique et de la causalité brute, pour se concentrer uniquement sur la nature proprement linguistique de l’inconscient.

Je crois, au contraire qu’il n’en est rien, pour des raisons qui tiennent au fait que ce dont il est question chez Lacan sous le nom de « langage de l’inconscient », ou bien n’est pas encore un langage, ou bien nous fournit simplement une version linguistique un peu plus sophistiquée de la même aporie fondamentale. La conclusion d’Archard me semble, sur ce point, entièrement justifiée : «  Il peut bien être irréaliste de considérer l’inconscient comme un agent linguistiquement sophistiqué, polyglotte, culturellement éduqué, et superintelligent. Et dans cette mesure (…), déraisonnable et inutile d’accepter qu’un tel inconscient existe. Mais cela peut ne pas être incohérent. Ce qui est impossible est d’exiger du langage que, par exemple, les mots et les signifiants soient entièrement séparés de leurs significations ou signifiés ; que la signification doive être trouvée dans les interrelations des mots en tant que mots. Si effectivement la psychanalyse exige une telle théorie psychanalytique du langage et de la signification, alors on peut arguer que la théorie psychanalytique est incohérente à un autre niveau que celui de sa théorie de l’esprit. (…) Cela pourrait bien être le mérite complètement involontaire de l’approche de Lacan » (p. 132). Si la fameuse « primauté du signifiant sur le signifié » signifie que l’inconscient n’est sensible qu’aux propriétés purement phonétiques et syntaxiques des signifiants, en tant que tels, et les manipule d’une façon qui correspond à ce qu’on appellerait un traitement purement formel (et donc « mécanique »), le concept usuel de signification n’est pas réellement applicable à ce niveau. Le sens ne peut résulter simplement des relations instables et des mouvements relatifs de signifiants, considérés uniquement en tant que signifiants. Remplacer l’énergétique vulgaire par une dynamique linguistique de la métaphore et de la métonymie, des changements et des glissements de sens, etc., et la causalité physique ou psychologique par une forme plus abstraite et plus éthérée de « causalité structurale », ne nous rapproche pas davantage du niveau auquel peuvent réellement être introduites des notions comme celle d’intentionnalité et de signification proprement dites. »


(In : Jacques BOUVERESSE. « Mythologie, philosophie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud ». Éditions de l’Éclat, Paris, 1991, pages : 50 – 53).

(1). Cf. Anthony Kenny, « The Homunculus Fallacy », in The Legacy of Wittgenstein, B. Blackwell Oxford, 1984, pp 125 – 136. L’erreur est celle qui consiste à utiliser des prédicats qui ne sont normalement applicables qu’à des êtres humains ou à des animaux complets à certaines de leurs parties (comme le cerveau) ou à d’autres dispositifs qui sont supposés remplir des fonctions du même genre, c’est-à-dire à ignorer la mise en garde de Wittgenstein : « C’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble (se comporte de façon semblable à lui) que l’on peut dire qu’il a des sensations ; qu’il voit ; qu’il est aveugle ; qu’il entend ; est sourd ; est en état de conscience, ou d’inconscience » (Philosophische Untersuchungen, § 281).




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Commentaires :

Tout ceci vient encore selon nous confirmer notre argument selon lequel tout ce qu'a échafaudé la psychanalyse en matière de psychisme inconscient, ne peut être identique à l'individu. Nous n'avons pas cet inconscient dont nous parle la psychanalyse. La psychanalyse ne peut donc prétendre à être un "humanisme", ni surtout à accéder à ce que l'on dénomme : une "science humaine".

C'est aussi sur la base de cette erreur de l'homunculus, que les psychanalystes ont toujours tenté de faire exister cet "Autre", cette créature bizarroïde parce que dotée d'une intelligence surhumaine, donc mythologique. Ce n'est que leur propre invention délirante, donc alliée à leur incontestable propension à délirer eux-mêmes, qui est à la source de la production de tout ce qu'ils en disent.
 
 
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Psychanalystes, dehors ! Et, pour vivre heureux, vivons cachés.

Les années 2020 seront celles de l'avènement d'une nouvelle forme de totalitarisme : le totalitarisme sophistiqué dont l'un des traits les plus marquants est cette lutte, cette haine tout à fait scandaleuse et révoltante contre la liberté d'expression, via un combat acharné contre ce qui est nommé le "conspirationnisme" ou le "complotisme".

Les années 2020 seront sans doute identifiées dans l'Histoire comme une "période charnière" entre la fin d'un "ancien monde" et la naissance d'un "nouveau" dont les prémices se révèlent de plus en plus menaçants pour les libertés individuelles.

Nous estimons qu'il est pertinent, plus que jamais, de citer Antonio Gramsci :

"Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître. Et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres".

Mais citons Karl Popper : "L'optimisme est toujours de rigueur".

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